– Nous pouvons donc être quelque chose à ses yeux, pensait-il; et si elle a la misérable pensée de mépriser nos manières et nos habits grossiers, du moins elle est forcée de comprendre qu’il faut un certain génie pour ennoblir le travail des mains.
Plus fier et plus heureux des éloges qu’on donnait au Corinthien que s’il les eût mérités lui-même, il sentit sa timidité se dissiper tout à coup.
– Je voudrais que le Corinthien fût ici, dit-il, et qu’il entendît comme on parle de son ouvrage. Je voudrais pouvoir retenir les mots qui viennent d’être prononcés pour les lui transmettre; mais je crains de ne les avoir pas assez compris pour les lui répéter.
– Ma foi! c’est tout au plus si je les entends moi-même, dit le vieux comte en riant. La langue s’enrichit tous les jours de subtilités charmantes. Voulez-vous m’expliquer, à moi, tout ce que vous venez de dire, ma fille?
– Mon père, répondit Yseult, n’est-ce pas qu’il y a des choses qui sont d’autant mieux qu’elles ne sont pas tout à fait bien ? Est-ce que le sourire naïf d’un enfant n’est pas mille fois plus charmant que l’affabilité étudiée d’un prince? Dans tous les arts, ce qu’il y a de plus difficile à conserver c’est la grâce naturelle, et c’est là ce que nous chérissons dans les ouvrages du temps passé. Certainement ils ne sont pas tous bons, et dans la sculpture en bois de notre chapelle il y a une complète ignorance des principes et des règles. Pourtant il est impossible de les regarder sans plaisir et sans intérêt. C’est que les ouvriers de cette époque, et particulièrement l’artisan inconnu qui a fait ce travail, avaient le sentiment du beau et du vrai. Il y a bien là des têtes trop grosses, des bras et des jambes dans un mouvement forcé et d’une proportion défectueuse; mais ces têtes ont toutes une expression bien sentie, ces bras ont de la grâce, ces jambes marchent. Tout cela est plein de force et d’action. Les ornements sont simples et larges. En un mot, on voit là le produit des facultés naturelles les plus heureuses, et cette sainte confiance qui fait le charme de l’enfance et la puissance de l’artiste.
Le vieux comte regarda sa fille, et malgré lui il regarda Pierre, poussé par l’invincible besoin de faire partager à quelqu’un le plaisir qu’il éprouvait à l’entendre bien parler. Un sourire de bonheur et de sympathie embellissait le visage déjà si beau du jeune artisan. Mademoiselle de Villepreux s’en aperçut-elle? Le comte vit que ce qu’elle venait de dire avait été parfaitement compris, et il n’en put douter lorsque Pierre s’écria:
– Je pourrai redire tout cela mot à mot au Corinthien.
– Le Corinthien justifie son surnom, dit le comte. Je m’intéresse à ce garçon-là. Où a-t-il été élevé?
– Comme nous tous, sur les chemins, répondit Pierre. Nous travaillons et nous étudions en nous arrêtant de ville en ville. Nous avons nos ateliers et nos écoles, où nous sommes élèves les uns des autres. Mais quant aux dispositions particulières dont cet ouvrage est la preuve, personne ne les a cultivées dans le Corinthien. Cela lui est venu un beau matin, et il s’est formé tout seul.
– Est-ce qu’il ne serait pas fils de quelque artiste tombé dans la misère? dit le comte.
– Son père était compagnon menuisier comme lui, répondit Pierre.
– Et il est pauvre, ce bon Corinthien?
– Non pas précisément; il est jeune, fort, laborieux et plein d’espérance.
– Mais il n’a rien?
– Rien que ses bras et ses outils.
– Et son génie, dit Yseult en regardant la tête sculptée; car il en a, je vous en réponds.
– Eh bien! il faudrait cultiver cela, reprit le comte, l’envoyer à Paris, dans un atelier de dessin, et puis le placer chez quelque bon sculpteur. Qui sait? il pourrait peut-être faire de la statuaire un jour, et devenir un grand artiste. Nous penserons à cela, n’est-ce pas, ma fille?
– De tout mon cœur, répondit Yseult.
– Engagez-le à continuer, dit le comte à Pierre Huguenin. J’irai le voir travailler; cela m’amusera, et l’encouragera peut-être.
Pierre rapporta mot pour mot à son ami tout cet entretien, et Amaury rêva statuaire toute la nuit. Quant à Pierre, il rêva de mademoiselle de Villepreux. Il la vit sous toutes les formes, tantôt froide et méprisante, tantôt bienveillante et familière; et je ne sais comment l’image de la porte de la tourelle se trouvait toujours mêlée à cette vision. Une fois il lui sembla que la jeune châtelaine, debout au seuil de son cabinet, l’appelait, et qu’il montait jusqu’à cette porte sans escalier, par la seule puissance de sa volonté. Elle lui montrait un grand livre sur lequel étaient tracés des figures et des caractères mystérieux. Mais au moment où il essayait de les déchiffrer, encouragé par le sourire inspiré de la jeune sibylle, la porte se refermait sur lui avec violence, et sur le panneau de cette porte il voyait la figure d’Yseult; mais ce n’était qu’une figure de bois sculpté, et il se disait: N’ai-je pas été bien fou de prendre cette sculpture pour un être vivant?
Lorsqu’il s’éveilla de ce sommeil pénible, mécontent du trouble involontaire qui avait envahi ses pensées naguère si sereines, il résolut d’en finir avec son rêve en replaçant la porte. Son premier soin fut de la tirer du coin où il l’avait cachée. Les ferrures étaient encore bonnes, et, comme on lui avait prescrit de la remettre en quelque état qu’elle se trouvât, il approcha l’escalier roulant de la muraille et commença son travail.
Tandis qu’il frappait avec force, la face tournée vers l’atelier, mademoiselle de Villepreux entra dans son cabinet pour y chercher une note que lui demandait son grand-père; et, lorsque Pierre se retourna, il la vit debout près d’une table, et feuilletant ses papiers sans faire attention à lui. Il était impossible pourtant qu’elle n’eût pas remarqué sa présence, car il faisait grand bruit avec son marteau.
Il y eut un instant de répit dans le tapage qu’il faisait. Il s’agissait de mesurer un morceau qui manquait en haut, dans la plinthe. En ce moment Pierre faisait face au cabinet. Il était sur le palier, et il se sentait moins timide. Il eut la curiosité de regarder mademoiselle de Villepreux, comptant bien qu’elle ne s’en apercevrait pas. Elle lui tournait le dos; mais il voyait sa taille frêle et gracieuse, et ses magnifiques cheveux noirs dont elle était si peu vaine qu’elle les portait en torsade serrée, quoiqu’à cette époque les femmes eussent adopté la mode des coques crêpées, orgueilleuses et menaçantes. Il y a dans l’absence de coquetterie quelque chose de touchant, que Pierre avait trop de délicatesse d’esprit pour ne pas remarquer; et il le remarqua assez longtemps pour que mademoiselle de Villepreux fût tirée de sa préoccupation par ce silence, ainsi qu’il arrive lorsqu’on s’endort dans le bruit et qu’on s’éveille si le bruit cesse.
– Vous regardez cette crédence? lui dit-elle avec le plus parfait naturel et sans que l’idée lui vînt de se croire l’objet d’une telle attention.
Pierre se troubla, rougit, balbutia, et voulant répondre oui, répondit non.
– Eh bien! regardez-la de plus près, dit Yseult, qui n’avait pas écouté sa réponse, et qui s’était remise à ranger ses papiers. N’est-ce pas qu’elle est belle?
– Cette vierge de Raphaël? dit Pierre tout hors de lui et sans songer à ce qu’il disait: oh oui! elle est bien belle!
Yseult, surprise de ce que la gravure occupait le menuisier plus que la crédence, leva les yeux sur lui, et vit son émotion, mais sans la comprendre. Elle l’attribua à cette timidité qu’elle avait déjà remarquée en lui; et, par une habitude de bonté affable que son grand-père lui avait inculquée, elle désira de le rassurer. – Vous aimez les gravures? lui dit-elle.
– J’aime beaucoup celle-ci, dit Pierre. Si mon compagnon la voyait, il serait bien heureux.
– Voulez-vous que je vous la prête pour la lui montrer? dit Yseult. Emportez-la.
– Je n’oserai pas me permettre…, balbutia Pierre tout interdit de cette bonté familière à laquelle il ne s’attendait pas.
– Si! si! décrochez-la, dit Yseult en se levant. Elle décrocha elle-même la gravure pour la lui remettre. Vous sauriez bien copier ce cadre? ajouta-t-elle en lui faisant remarquer le cadre de bois sculpté de la madone.
– C’est de l’ébénisterie, répondit-il, et pourtant je crois que je pourrais en faire un semblable.
– En ce cas, je vous en demanderai plusieurs. J’ai ici quelques vieilles gravures très belles. En parlant elle ouvrit le carton où elles étaient, et mit Pierre à même de les regarder.
– Voici celle que j’aime le mieux, dit-il en s’arrêtant sur un Marc-Antoine.
– Vous avez bien raison, c’est la meilleure, répondit Yseult, qui prenait un plaisir candide à remarquer le bon sens et le jugement élevé de l’artisan.
– Mon Dieu! que cela est beau! reprit-il; je ne m’y connais pas, mais je sens que cela est grand! On est heureux de pouvoir regarder souvent de belles choses.
– Elles sont rares partout, dit Yseult avec le désir de détourner l’amertume secrète que lui révélait cette exclamation.
Pierre regardait toujours la gravure. Il l’avait admirée, sans doute, mais il pensait à autre chose. Chaque seconde qui s’écoulait dans cette apparence d’intimité avec l’être qui commençait à bouleverser son esprit passait sur lui comme un siècle de bonheur qu’il savourait en tremblant. Le temps n’avait plus de valeur réelle en cet instant; ou, pour mieux dire, cet instant se détachait pour lui de la vie réelle, comme il nous semble que cela arrive dans les songes.