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CHAPITRE VII

Cependant Pierre Huguenin marchait toujours vers Blois par la traverse, tantôt sur la lisière des bois inclinés au flanc des collines, tantôt dans les sillons bordés de hauts épis. Quelquefois il s’asseyait au bord d’un ruisseau, pour laver et rafraîchir ses pieds brûlants, ou à l’ombre d’un grand chêne, au coin d’une prairie, pour prendre son repas modeste et solitaire. Il était excellent piéton et ne redoutait ni la chaleur ni la fatigue; et pourtant il abrégeait avec peine ces haltes délicieuses au sein d’une solitude agreste et poétique.

Il ne fallait pas plus de deux journées de marche au jeune menuisier pour se rendre à Blois. Il passa la nuit à Celles, dans une auberge de rouliers, et le lendemain, dès la pointe du jour, il se remit en route. La clarté du matin était encore incertaine et pâle, lorsqu’il vit venir à lui un homme de haute taille, ayant comme lui une blouse et un sac de voyage; mais à sa longue canne, il reconnut qu’il n’était pas de la même société que lui, qui n’en portait qu’une courte et légère. Il se confirma dans cette pensée, en voyant cet homme s’arrêter à une vingtaine de pas devant lui, et se mettre dans l’attitude menaçante du topage . – Tope, coterie ! quelle vocation ? s’écria l’étranger d’une voix de stentor. À cette interpellation, Pierre, à qui les lois de sa Société défendaient le topage , s’abstint de répondre, et continua de marcher droit à son adversaire; car, sans nul doute, la rencontre allait être fâcheuse pour l’un des deux. Telles sont les terribles coutumes du compagnonnage.

L’étranger, voyant que Pierre n’acceptait pas son défi, en conclut également qu’il avait affaire à un ennemi; mais comme il devait se mettre en règle, il n’en continua pas moins son interrogatoire suivant le programme. Compagnon ? cria-t-il en brandissant sa canne. Comme il ne reçut pas de réponse, il continua: Quel côté? quel devoir? Et voyant que Pierre gardait toujours le silence, il se remit en marche, et, en moins d’une minute, ils se trouvèrent en présence.

À voir la force athlétique et l’air impérieux de l’étranger, Pierre comprit qu’il n’y aurait pas eu de salut pour lui-même si la nature ne l’eût doué, aussi bien que son adversaire, d’une taille avantageuse et de membres vigoureux. – Vous n’êtes donc pas ouvrier? lui dit l’étranger d’un ton méprisant dès qu’ils se virent face à face.

– Pardonnez-moi, répondit Pierre.

– En ce cas, vous n’êtes pas compagnon? reprit l’étranger d’un ton plus arrogant encore; pourquoi vous permettez-vous de porter la canne?

– Je suis compagnon, répondit Pierre avec beaucoup de sang-froid, et vous prie de ne pas l’oublier maintenant que vous le savez.

– Qu’entendez-vous par là? avez-vous dessein de m’insulter?

– Nullement, mais j’ai la ferme résolution de vous répondre si vous me provoquez.

– Si vous avez du cœur, pourquoi vous soustrayez-vous au topage?

– J’ai apparemment des raisons pour cela.

– Mais savez-vous que ce n’est pas la manière de répondre? Entre compagnons on se doit la déclaration mutuelle de la profession et de la société. Voyons, ne sauriez-vous me dire à qui j’ai affaire, et faut-il que je vous y contraigne?

– Vous ne sauriez m’y contraindre, et il suffit que vous en montriez l’intention pour que je refuse de vous satisfaire.

L’étranger murmura entre ses dents: – Nous allons voir! et il serra convulsivement sa canne entre ses mains. Mais au moment d’entamer le combat, il s’arrêta, et son front s’obscurcit comme traversé d’un souvenir sinistre. – Écoutez, lui dit-il, il n’est pas besoin de tant dissimuler, je vois que vous êtes un gavot .

– Si vous m’appelez gavot, répondit Pierre, je suis en droit de vous dire que je vous connais pour un dévorant, et telles sont mes idées, que je ne reçois pas plus votre épithète comme une injure que je ne prétends vous injurier en vous donnant l’épithète qui vous convient.

– Vous voulez politiquer, repartit l’étranger, et je vois à votre prudence que vous êtes un vrai fils de Salomon. Eh bien! moi, je me fais gloire d’être du Saint Devoir de Dieu, et par conséquent je suis votre supérieur et votre ancien; vous me devez le respect, et vous allez faire acte de soumission. À cette condition les choses se passeront tranquillement entre nous.

– Je ne vous ferai aucune soumission, répondit Pierre, fussiez-vous maître Jacques en personne.

– Tu blasphèmes! s’écria l’étranger; en ce cas tu n’appartiens à aucune société constituée. Tu n’as pas de Devoir , ou bien tu es un révolté, un indépendant, un Renard de liberté , ce qu’il y a de plus méprisable au monde.

– Je ne suis rien de tout cela, répondit Pierre en souriant.

– Gavot, gavot, en ce cas! s’écria l’étranger en frappant du pied. Écoutez, qui que vous soyez, Coterie, Pays ou Monsieur , vous n’avez pas envie de vous battre, ni moi non plus; et j’aime à croire que ce n’est pas plus poltronnerie de votre part que de la mienne. Je sais qu’il est parmi les gavots des gens assez courageux, et que la prudence n’est pas chez tous, sans exception, un faux semblant de sagesse pour cacher le manque de cœur. Quant à moi, vous ne supposerez pas que je sois un lâche quand je vous aurai dit mon nom, et je vais vous le dire; vous n’êtes peut-être pas sans avoir entendu parler de moi sur le Tour de France . Je suis Jean Sauvage, dit La terreur des gavots , de Carcassonne . Consentez, non pas à me dire qui vous êtes, puisque vous semblez avoir des raisons pour le cacher; mais avouez au moins, par une simple déclaration, qu’il n’y a qu’un Devoir , et que ce Devoir est le plus ancien de tous.

– S’il n’y en a qu’un, répondit Pierre en souriant, il est évident qu’il n’en est pas de plus ancien; et si vous exigez que je reconnaisse le vôtre pour le plus ancien de tous, c’est me forcer à reconnaître qu’il n’est pas le seul.

Le Dévorant fut singulièrement mortifié de cette raillerie, et toute sa colère se ralluma.

– Je reconnais bien là, dit-il en se mordant les lèvres, l’insupportable dissimulation de votre société. Vous avez pourtant bien compris ma proposition, et vous voyez que je connais l’existence des faux Devoirs qui prennent insolemment le même titre que nous. Mais soyez sûr que nous n’y consentirons jamais, et que les Gavots cesseront de se dire compagnons du Devoir, ou qu’ils auront à se repentir de l’avoir fait.

– Ils ne se donnent pas ce nom, répondit Pierre; ils se nomment compagnons du Devoir de liberté , afin précisément qu’on ne les confonde pas avec vous autres Dévorants, qui n’êtes partisans d’aucune liberté, comme chacun sait.

– Et vous, vous êtes partisans de la liberté de voler le nom et les titres des autres. C’est de quoi il faudra pourtant vous abstenir. Nous vous ferons la guerre jusqu’à la mort, ou jusqu’à ce que vous vous soyez soumis à vous intituler compagnons de liberté tout simplement.

– Je vous avoue que si cela dépendait de moi, répondit Pierre, on ne se disputerait pas pour si peu de chose. Le mot de liberté est si beau qu’il me paraîtrait bien suffisant pour illustrer ceux qui le portent sur leur bannière. Mais je ne crois pas que les choses s’arrangent ainsi, tant que votre parti le réclamera avec des injures et des menaces. Ainsi, quant à ce qui me concerne, soyez sûr qu’aucun compagnon d’aucun Devoir que ce soit ne me contraindra jamais, par de tels moyens, à proclamer l’ancienneté et la supériorité de son parti sur un parti quelconque.

– Ah çà, vous n’êtes donc pas compagnon? Je vois que, depuis une heure, vous me raillez, et que vous n’avez de préférence pour aucune couleur. Ceci me prouve que vous êtes un Indépendant ou un Révolté; peut-être même avez-vous été chassé de quelque société pour votre mauvaise conduite. Je saurai vous reconnaître, et, s’il en est ainsi, vous démasquer en quelque lieu que je vous trouve.

– Cette crainte ne m’inquiète pas, répondit Pierre; nous nous rencontrerons peut-être ailleurs et dans des relations plus cordiales que vos manières actuelles n’en marquent le désir. Vous plaît-il maintenant de me laisser partir? je ne puis m’arrêter plus longtemps.

– Vous êtes un homme fort prudent, repartit l’obstiné tailleur de pierres; mais je le suis aussi, et ne me soucie pas de compromettre ma réputation en vous laissant continuer votre chemin de la sorte. Voyons, finissons-en, faites-vous connaître.

– Mon nom ne vous donnera aucune garantie, répondit Pierre. Il n’est pas illustre comme le vôtre. Mais si mon silence engendre vos soupçons, je consens à parler, vous déclarant que je n’entends pas, en cela, me rendre à un ordre de votre part, mais au conseil de ma raison. Je me nomme Pierre Huguenin.

– Attendez donc! n’est-ce pas vous que l’on a surnommé L’ami du trait , à cause de vos connaissances en géométrie? N’avez-vous pas été premier compagnon à Nîmes?

– Précisément. Nous serions-nous rencontrés déjà?

– Non; mais vous quittiez cette ville comme j’arrivais, et j’ai entendu parler de vous. Vous êtes un habile menuisier, à ce qu’on dit, et un bon sujet; mais vous êtes un gavot, l’ami, un vrai gavot!

– Je suis, comme vous, le fils d’un père plus humain et plus illustre que Salomon ou Jacques.

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