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CHAPITRE XX

En peu de temps, le comte de Villepreux se popularisa dans le village d’une manière merveilleuse. Il faisait beaucoup travailler, et payait avec une libéralité qu’on ne lui avait pas connue. Il dominait le curé, et, à force de cadeaux pour sa cave et pour son église, le forçait d’être tolérant et de laisser danser le dimanche. Il tenait tête au préfet pour la conscription, influençant les médecins préposés pour la visite au conseil de révision. Enfin il ouvrait son parc le dimanche à tous les habitants du village, et payait même le ménétrier pour les faire danser dans le rond-point de la garenne, à l’ombre d’un beau vieux chêne appelé le Rosny, comme tous les arbres séculaires honorés de cette illustre origine.

Les ouvriers du père Huguenin s’habillaient de leur mieux ce jour-là et faisaient danser, de préférence aux paysannes, les pimpantes soubrettes du château. Le Berrichon y déployait toutes ses grâces, et ses entrechats ne manquaient pas de succès. Le Corinthien se livrait aussi à cet amusement, mais sans s’occuper d’une danseuse plus que d’une autre, et seulement peut-être pour satisfaire un peu d’enfantine coquetterie; car il était si gracieux avec sa blouse de toile grise brodée de vert, et la toque béarnaise qu’il avait rapportée de ses voyages lui allait si bien, que tous les regards s’attachaient sur lui et que les jeunes filles enviaient l’honneur de danser avec lui.

Le vieux comte venait avec sa famille, à l’heure où le soleil baisse et où l’air fraîchit, regarder ces danses villageoises, et familiariser les bonnes gens avec sa présence seigneuriale. On était flatté du plaisir qu’il y prenait et des choses agréables qu’il savait dire à chacun. Il y avait un banc de gazon sous le chêne, où personne ne se fût permis de s’asseoir à côté de lui et de sa fille, mais auprès duquel il savait attirer les anciens du pays pour causer avec eux; voire le père Huguenin, qui affectait vainement un grand air républicain, et qui se laissait prendre tout comme un autre, quoiqu’il n’en convînt jamais.

Dans le commencement, le jeune Raoul de Villepreux dansait avec les plus jolies filles, et ne manquait guère de les embrasser, ce qui faisait rouler de gros yeux à leurs prétendus; mais il n’en était que cela: si bien qu’un jour le père Lacrête, qui était non loin du banc de gazon, serra le poing d’un air demi-goguenard, demi-farouche, et jura, par tous les dieux dont il put invoquer le nom, que, de son temps, il n’aurait pas laissé embrasser son amoureuse, fût-ce par le dauphin de France. Le père Lacrête avait eu un mémoire réglé par l’architecte du château, et faisait de l’opposition ouvertement contre la famille.

Le comte, qui ne voulait pas compromettre sa popularité, ne releva pas le propos du vieux serrurier; mais il ne le laissa pas tomber non plus, et le jeune seigneur ne reparut plus aux danses sous le chêne.

M. Isidore dansait, et Dieu sait avec quelle prétention ridicule et quels airs de triomphe impertinents!

Quand Raoul s’éclipsa du bal champêtre par ordre supérieur, la marquise, n’y tenant plus, accepta l’invitation d’Isidore. Mais, après Isidore, personne ne se présenta; et elle s’en plaignit tout naïvement à son oncle lorsqu’il lui demanda pourquoi elle ne dansait plus.

– Voilà ce que c’est que d’être une belle dame, dit le comte. Mais voyons donc si je ne te trouverai pas un danseur. Viens ici, mon enfant, dit-il au Corinthien qui était à deux pas de lui: je vois bien que tu grilles d’inviter ma nièce, mais que tu n’oses pas. Moi, je te déclare qu’elle sera charmée de danser. Allons, offre-lui la main, et en place pour la contredanse! c’est moi qui vais crier les figures.

Le Corinthien était trop gâté au château pour être étonné ou confus d’un tel honneur. – C’est la première fois que je fais danser une marquise, se disait-il en lui-même; c’est égal je la ferai danser tout aussi bien qu’un autre, et je ne vois pas pourquoi j’en serais si ébloui. C’était une réponse intérieure qu’il faisait aux regards écarquillés du Berrichon, placé vis-à-vis de lui, et tout stupéfait de l’aventure.

Tout en sautant légèrement sur le pré avec sa danseuse, le Corinthien, qui, malgré son courage intérieur, n’avait pas encore osé la regarder en face, s’aperçut que cette reine du bal était si troublée qu’elle s’embrouillait dans les figures. Il n’y comprit rien d’abord, et, voulant l’aider à reprendre sa place sans être atteinte par les ronds-de-jambe impétueux du Berrichon, il osa, mais sans aucun autre sentiment que celui d’une déférence naturelle, placer sa main sous le coude de la marquise pour l’empêcher de tomber. Ce coude nu entre une manche courte et une mitaine de soie noire était si rond, si mignon et si doux, que le Corinthien ne le sentit pas d’abord, et que, voyant le Berrichon lancé dans une pirouette irréfrénable et la marquise chanceler, il lui sera le coude pour la remettre en équilibre. Mais cette pression fut électrique. Joséphine devint rouge comme une fraise, et le Corinthien eut un accès de timidité subite et de malaise insurmontable. Il eut hâte de la reconduire à sa place, aussitôt que la contredanse finit, et de s’éloigner avec une sorte d’effroi. Mais le violon n’eut pas plutôt donné le signal de la contredanse suivante qu’il se retrouva, comme par magie, auprès de madame des Frenays, et que la main de celle-ci était dans la sienne. De quelle formule s’était-il servi pour l’inviter de nouveau, et comment l’avait-il osé? Il ne le sut jamais. Un nuage flottait autour de lui, et il agissait comme dans un rêve.

Depuis ce jour, le Corinthien fit danser la marquise tous les dimanches, et plutôt trois fois qu’une. Son exemple encouragea les autres, et Joséphine ne manqua plus une contredanse. Quand le Corinthien ne l’invitait pas, il était toujours son vis-à-vis, et leurs mains se touchaient, leurs haleines se confondaient, et leurs regards se cherchaient pour se fuir et pour se chercher encore. Tous ces petits prodiges s’opèrent si spontanément quand on aime la danse, qu’on n’a pas le temps de se raviser, et que la galerie n’a pas le temps de s’en apercevoir.

Yseult ne dansait jamais, quoique son grand-père l’y engageât souvent, et que la marquise, un peu honteuse du plaisir qu’elle-même y prenait, eût voulu l’entraîner dans le tourbillon champêtre. Était-ce dédain, était-ce nonchalance de la part de la jeune châtelaine? Pierre Huguenin, toujours placé à une assez grande distance d’elle, et masqué soit par des groupes, soit par des buissons derrière lesquels il errait lentement, avait souvent les yeux attachés sur elle, et se demandait quelles pensées remplissaient ce front impénétrable, où tant d’énergie se cachait derrière tant de langueur. Mademoiselle de Villepreux avait toujours l’air d’une personne fatiguée qui se donne le plaisir de ne pas faire usage de ses facultés en attendant qu’elle les applique à de nouveaux actes de force. Pierre Huguenin l’étudiait comme un livre écrit dans une langue inconnue, où l’on espère trouver un mot qui vous fera deviner le sens. Mais ce livre était scellé, et pas une syllabe n’en révélait le mystère.

Un jour, Amaury trouva un volume que la marquise, qui ne venait plus dessiner dans l’atelier, avait laissé traîner dans le parc. Il le porta à son ami Pierre, sachant combien il aimait les livres.

En effet, la vue d’un livre faisait toujours tressaillir Pierre de désir et de joie. Depuis bien des jours, il était sevré de lecture, et il s’imagina que ce délassement favori chasserait les tristes pensées dont il était obsédé.

C’était un roman de Walter Scott, je ne sais plus lequel; mais un de ceux où le héros, simple montagnard ou pauvre aventurier, s’enamoure de quelque dame, reine ou princesse, est aimé d’elle à la dérobée, et, après une suite d’aventures charmantes ou terribles, finit par devenir son amant et son époux. Cette intrigue à la fois simple et piquante est, comme on sait, le thème favori du roi des romanciers.

Ce volume fut dévoré par les deux amis en une soirée, et leur donna une telle envie de connaître le reste du roman, que, n’osant demander au château qu’on le leur prêtât, ils le louèrent chez le libraire de la ville voisine. Cette lecture fit sur eux une impression également profonde, quoique diverse: Pierre y voyait l’idéalisation fantastique de la femme; le Corinthien y voyait la réalisation possible de sa propre destinée, non comme l’héritier méconnu de quelque grande fortune, mais comme le conquérant prédestiné à la gloire dans l’art. Il avouait naïvement à Pierre son ambition et ses espérances.

– Tu es heureux, lui répondait son ami, d’avoir ces douces chimères dans l’esprit. Et après tout, pourquoi ne se réaliseraient-elles pas? les arts sont aujourd’hui la seule carrière où les titres et les privilèges ne soient pas absolument nécessaires. Travaille donc, mon frère, et ne te rebute pas. Dieu t’a beaucoup donné: le génie et l’amour! Il semble qu’il t’ait marqué au front pour une existence brillante; car, à l’âge où nous végétons encore pour la plupart dans une grossière ignorance, interrogeant avec une tristesse apathique le problème de notre avenir, te voilà déjà sûr de ta vocation; te voilà distingué par des gens capables de t’apprécier et de t’aider. Mais ceci n’est rien encore: te voilà aimé de la plus belle et de la plus noble femme qu’il y ait peut-être au monde.

Lorsque Pierre parlait de la Savinienne, Amaury tombait dans une mélancolie que son ami s’efforçait en vain de combattre. – Comment peux-tu t’affecter si profondément d’une absence dont tu sais le terme, lui disait-il, et dans laquelle tu es soutenu par la certitude d’être aimé fidèlement et courageusement! Je me surprends, moi, à envier ton malheur.

Amaury avait coutume de répondre à ces reproches que l’avenir était couvert d’un voile impénétrable, et que l’espoir dont il s’était bercé était peut-être trop beau pour se réaliser. – Crois-tu donc, disait-il, que Romanet renoncera aisément au trésor que je lui dispute? Pendant un an qu’il va passer auprès de la Mère, la voyant tous les jours et lui donnant à toute heure des preuves de dévouement et de passion, crois-tu qu’elle ne fera pas de plus sages réflexions que celles dont tu as été le confident dans une heure de trouble et d’enthousiasme? Lorsqu’elle t’a parlé, nous avions tous la fièvre. C’était à la suite d’émotions violentes; après une scène où, pour la venger, j’avais commis un meurtre: un meurtre dont le souvenir fatal me poursuit sans cesse et jette un reflet lugubre sur mes pensées d’amour! Aujourd’hui elle se repend déjà peut-être de ce qu’elle t’a dit; et avant la fin de son deuil, peut-être qu’elle regrettera l’espèce d’engagement que cette confidence lui a fait contracter indirectement avec moi, comme elle regrettait alors l’engagement que son mari lui avait fait contracter avec le Bon-Soutien.

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