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CHAPITRE XXI

Pierre fit de vains efforts pour arracher le Corinthien de la danse. – Laisse-moi épuiser cette folie, lui répondait le jeune homme. Je t’assure que je suis encore maître de moi-même. D’ailleurs c’est la dernière fois que je braverai ce danger. Mais regarde; la voilà seule au milieu de tous ces villageois, dont quelques-uns sont avinés. Cette petite Julie n’est pas un porte-respect pour elle; et si c’était moi, comme tu le penses, qu’elle est venue se risquer dans cette foule un peu brutale, ne serait-ce pas mon devoir de veiller sur elle et de la protéger? Va, Pierre, une femme est toujours une femme, et l’appui d’un homme, quel qu’il soit, lui est toujours nécessaire.

L’Ami-du-trait fut forcé d’abandonner le Corinthien à lui-même. Il se sentait devenir de plus en plus triste en assistant au spectacle de ce bonheur plein de périls et d’ivresse qui réveillait douloureusement en lui sa souffrance cachée. Il se demandait alors s’il avait bien le droit de blâmer une faiblesse à laquelle, dans le secret de ses pensées, il s’était vu près de succomber, et dont il n’eût pu sans mentir se dire radicalement guéri. Il s’enfonça dans le parc, dévoré d’une étrange inquiétude.

Il oublia l’heure qui marchait et le soleil qui, en montant sur l’horizon, lui mesurait sa tâche de travail. Il tomba le visage cotre terre, et se tordit les mains en versant des torrents de larmes.

Il était là depuis longtemps lorsqu’en relevant la tête pour regarder le ciel avec angoisse il vit devant lui une apparition qu’il prit, dans son délire, pour le génie de la terre. C’était une figure aérienne, dont les pieds légers touchaient à peine le gazon, et dont les bras étaient chargés d’une gerbe des plus belles fleurs. Il se releva brusquement, et Yseult, car c’était elle qui faisait paisiblement sa poétique récolte du matin, laissa tomber sa corbeille, et se trouva devant lui, pâle, stupéfaite et tout entourée de fleurs qui jonchaient le gazon à ses pieds. En reprenant sa raison et en reconnaissant celle qui lui avait fait tant de mal, Pierre voulut fuir; mais Yseult posa sur sa main une main froide comme le matin, et lui dit d’une voix émue:

– Vous êtes bien malade, ou vous avez un grand chagrin, monsieur. Dites-moi le malheur qui vous est arrivé, ou venez le confier à mon père; il tâchera de le réparer. Il vous donnera de bons conseils, et son amitié pourra peut-être vous faire du bien.

– Votre amitié, madame! s’écria Pierre encore égaré et d’un ton amer; est-ce qu’il y a de l’amitié possible entre vous et moi?

– Je ne vous parle pas de moi, monsieur, répondit mademoiselle de Villepreux avec tristesse; je n’ai pas le droit de vous offrir mon intérêt. Je sais bien que vous ne l’accepteriez pas.

– Mais à qui donc ai-je dit que j’étais malheureux? s’écria Pierre avec une sorte d’égarement que dissipaient peu à peu la confusion et la fierté? Est-ce que je suis malheureux, moi?

– Votre figure est encore couverte de larmes, et c’est le bruit de vos sanglots qui m’a attirée auprès de vous.

– Vous êtes bonne, mademoiselle, très bonne, en vérité! mais il y a un monde entre nous. Monsieur votre père, que je respecte de toute mon âme, ne me comprendrait pas davantage. Si j’avais fait des dettes, il pourrait les payer; si je manquais de pain et d’ouvrage, il pourrait me procurer l’un et l’autre; si j’étais malade ou blessé, je sais que vos nobles mains ne dédaigneraient pas de me porter secours. Mais si j’avais perdu mon père, le vôtre ne pourrait pas m’en tenir lieu…

– Ô mon Dieu! s’écria Yseult avec une effusion dont Pierre ne l’aurait jamais crue capable, le père Huguenin est-il mort? Ô pauvre, pauvre fils, que je vous plains!

– Non, ma chère demoiselle, répondit Pierre avec simplicité et douceur; mon père se porte bien, grâce au bon Dieu. Je voulais dire seulement que si j’avais perdu un ami, un frère, ce n’est pas votre digne père qui pourrait le remplacer.

– Eh bien, vous vous trompez, maître Pierre. Mon père pourrait devenir votre meilleur ami. Vous ne nous connaissez pas; vous ne savez pas que mon père est sans préjugés, et que, là où il rencontre le mérite, l’élévation des sentiments et des idées, il reconnaît son égal. Je voudrais que vous l’entendissiez parler de vous et de votre ami le sculpteur: vous n’auriez plus cette méfiance et cette aversion pour notre classe que je devine maintenant en vous, et qui m’afflige plus que vous ne pouvez le croire.

Pierre aurait eu bien des choses à répondre dans une autre circonstance; mais cette rencontre émouvante et ces marques d’intérêt dans un moment où son cœur se brisait de douleur étaient une diversion qu’il n’avait pas la force de repousser, un baume dont il sentait malgré lui la douceur pénétrer dans son âme. Affaibli par ses larmes, et presque effrayé de la bonté d’Yseult, il s’appuya contre un arbre, chancelant et accablé. Elle se tenait toujours debout devant lui, prête à s’éloigner sitôt qu’elle le verrait calme, mais ne pouvant se résoudre à le quitter sur une parole amère. Et, comme elle le vit les yeux baissés, la poitrine oppressée encore, dans l’attitude d’un homme brisé de fatigue qui n’a pas le courage de reprendre son fardeau et de marcher, elle ajouta à ce qu’elle avait dit:

– Je vois bien que vous êtes très malheureux, et on dirait presque humilié de ma sympathie. C’est peut-être ma faute, et je crains d’avoir mérité ce qui m’arrive.

Pierre, étonné de ces paroles, leva les yeux, et la vit pâlir et rougir tour à tour, en proie à une lutte intérieure très vive où son orgueil faisait résistance. Néanmoins il y avait tant de noblesse et de courage dans l’expression de son repentir, que Pierre sentit s’évanouir tout son ressentiment; mais il voulut être sincère.

– Je vous comprends, mademoiselle, dit-il avec cette assurance que lui rendait toujours le sentiment de sa dignité. Il est bien vrai que vous avez inutilement blessé une âme déjà souffrante. Je n’avais pas besoin d’être rappelé au respect que je vous dois, et votre réponse à madame des Frenays ne m’a pas persuadé que je ne fusse pas une créature humaine. Non, non! l’artisan et le bois façonné qui sort de ses mains ne sont pas absolument la même chose. Vous n’étiez pas seule l’autre jour, car vous étiez avec un être qui comprenait votre bonté affable et qui se prosternait devant elle. Mais je vous jure que ce souvenir pénible n’entrait pour rien dans l’accès de chagrin et de folie que vous venez de surprendre.

– Et maintenant, dit Yseult, voudrez-vous me pardonner une faute que rien ne peut justifier?

Pierre, vaincu par tant d’humilité, la regarde encore. Elle était devant lui, les mains jointes, la tête inclinée, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Il se leva, saisi d’un généreux transport. – Oh! que Dieu vous aime et bénisse, comme je vous estime et vous absous! s’écria-t-il en élevant les mains au-dessus de la tête penchée de la jeune fille… Mais c’est trop, trop de choses à la fois! ajouta-t-il en tombant sur ses genoux et en fermant les yeux.

En effet, trop d’émotions l’avaient brisé. Yseult ne pouvait pressentir le fanatisme de vertu et l’exaltation d’amour qui fermentaient ensemble dans cette âme enthousiaste. Elle fit un cri en le voyant devenir pâle comme le lis de sa corbeille, et tomber à ses pieds, suffoqué, ivre de joie et de terreur, évanoui d’abord, et puis bientôt en proie à une crise nerveuse qui lui arracha des cris étouffés et de nouveaux torrents de larmes.

Quand il revint à lui-même, il vit à quelques pas de lui mademoiselle de Villepreux plus pâle encore que lui, effrayée et consternée à la fois, prête à courir pour appeler du secours, mais enchaînée à sa place, sans doute par l’espoir d’être plus directement utile à cette âme en peine par des consolations morales que par des soins matériels. Honteux de la faiblesse qu’il venait de montrer, Pierre la supplia, dès qu’il put parler, de ne pas s’occuper de lui davantage; mais elle resta et ne répondit pas. Sa figure avait une expression de tristesse profonde, son regard était presque sombre.

– Vous êtes bien malheureux! répéta-t-elle à plusieurs reprises, et je ne puis vous faire aucun bien?

– Non, non, vous ne le pouvez pas, répondit Pierre.

Alors Yseult fit un pas vers lui; et après quelques instants d’hésitation, tandis qu’il essuyait ses joues inondées de sueur et de larmes:

– Maître Huguenin, lui dit-elle, en votre âme et conscience, pensez-vous ne devoir pas me dire la cause de vos larmes? Si vous répondez que vous ne le devez pas, je ne vous interrogerai plus.

– Je vous jure sur l’honneur que je pleure à présent sans cause réelle, à ce qu’il me semble. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me sens terrassé ainsi, et il me serait impossible de vous l’expliquer.

– Mais tout à l’heure, reprit Yseult avec effort, quand je vous ai surpris dans le même état où vous venez de retomber, qu’aviez-vous? Est-ce donc un secret que vous ne puissiez confier?

– Je le pourrais, et vous verriez que ce ne sont pas des pensées indignes de vous occuper aussi.

– Mais ne voudriez-vous pas confier ces pensées à mon père?

– Je pourrais les dire tout haut et devant le monde entier; mais je ne sais pas s’il y aurait dans le monde entier un seul homme qui pût y répondre.

– Moi, je crois que cet homme existe, et c’est celui dont je vous parle. C’est le plus juste, le plus éclairé et le meilleur que je connaisse; vous devez trouver naturel que je vous le recommande. Écoutez: dans deux heures il viendra s’asseoir sous ce tilleul que vous voyez là-bas, à l’entrée du parterre. C’est là qu’il vient, tous les jours de beau temps, déjeuner, lire ses journaux, et causer avec moi. Voulez-vous venir causer aussi? Si je vous gêne, je vous laisserai seul avec lui.

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