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– Vous comptiez trouver Julie à ma place? Elle devait venir ici?

– Nullement, madame; mais je croyais que votre femme de chambre me faisait quelque espièglerie, et… j’étais si loin de croire…

– Je cherchais un livre que je croyais avoir laissé dans la tribune, et que j’ai aperçu là près de votre sculpture.

– Ce livre est à madame la marquise? Si je l’avais su…

– Oh! vous avez très bien fait de le lire si cela vous a tenté. Voulez-vous que je vous le laisse encore?

– C’est Pierre qui le lit.

– Et vous, vous ne lisez pas?

– Je lis beaucoup, au contraire.

Alors elle me demande quels sont les livres que j’ai lus, et la voilà qui cause avec moi comme si nous étions à la contredanse. Il venait un peu de clarté parla fenêtre ouverte; je la voyais près de moi comme une ombre blanche, et le vent jouait dans ses cheveux, qui m’ont paru dénoués. J’étais redevenu si timide que je lui répondais à peine. Je m’étais senti plus hardi quand elle me fuyait; mais quand elle s’est mise à m’interroger, j’ai senti mon néant, j’ai rougi de mon ignorance, j’ai craint de m’exprimer d’une manière triviale; j’ai été si lâche, que j’en avais honte. Il me semblait qu’elle devait me mépriser. Cependant elle ne s’en allait pas; sa voix était toute changée, et, en me faisant des questions comme à un enfant qu’on protège, elle paraissait si émue, que je lui ai dit, pour changer la conversation: – Je suis sûr que vous êtes fait du mal en tombant. Je sais bien que je devais dire: – Madame La marquise s’est fait du mal. Je n’ai pas voulu le dire; non, pour rien au monde je ne l’aurais dit. – Je ne me suis pas fait de mal, a-t-elle répondu, mais j’ai eu une telle peur que le cœur me bat encore. J’ai cru que c’était un des ouvriers qui courait après moi.

Cette parole m’a bien surpris, Pierre. Que voulait-elle dire? Est-ce que je ne suis pas un ouvrier, moi? A-t-elle cru me flatter en me mettant à part, ou bien est-ce une idée de mépris qui s’est échappée malgré elle? D’ailleurs elle m’avait fort bien reconnu, puisqu’elle m’avait nommé tout d’abord. Elle s’est levée pour partir, et sa robe s’est accrochée à une scie qui se trouvait là. Il m’a fallu l’aider à se dégager, et cette robe de soie qui était si douce m’a fait tressaillir jusqu’au bout des doigts. J’étais comme un enfant qui tient un papillon et qui craint de lui gâter les ailes. Elle a cherché ensuite à se diriger vers l’échelle-à-marches pour regagner la tribune, et je n’osais ni la suivre ni m’éloigner. Quand elle a été sur les premières marches, elle a fait encore un petit cri, et j’ai entendu craquer les planches. J’ai cru qu’elle tombait encore, et en deux sauts j’ai été auprès d’elle. Elle riait, tout en disant qu’elle s’était fait mal au pied; et elle disait aussi qu’elle n’osait pas remonter, de peur de rouler en bas. Je lui ai proposé d’aller chercher de la lumière.

– Oh! non, non! s’est-elle écriée. Il ne faut pas qu’on me sache ici! Et elle s’est risquée à grimper. J’aurais été bien grossier, n’est-ce pas, si je ne l’avais pas aidée? Elle était vraiment en danger en montant dans l’obscurité cette échelle qui ne serait pas commode pour une femme même en plein jour. J’ai donc monté avec elle, et elle s’est appuyée sur moi. Et voilà qu’au dernier échelon elle a encore failli tomber, et que j’ai été forcé de la retenir encore dans mes bras. Le danger passé, elle m’a remercié d’un ton si doux et avec une voix si flatteuse, que je me suis attendri; et quand elle a refermé sur elle la porte de la tourelle, j’ai eu comme un accès de folie. J’ai appuyé mes deux bras sur cette porte, comme si j’allais l’enfoncer… Mais je me suis enfui aussitôt à travers le parc, et je crois bien que je n’ai pas retrouvé encore toute ma raison depuis ce jour-là. Pourtant il y a des moments où tout cela me paraît autrement. Il me semble qu’il faudrait être bien coquette pour vouloir tourner la tête à un homme qu’on n’oserait pas aimer. Cela serait bien lâche; et si la marquise a eu cette pensée, ce n’est pas le fait d’une femme qui se respecte… Réponds-moi donc, Pierre; qu’en penses-tu?

– C’est une question bien délicate, répondit Pierre, que ce récit avait fort troublé. Une femme ainsi placée qui aimerait sérieusement un homme du peuple ne serait-elle pas bien grande et bien courageuse? De combien de persécutions ne serait-elle pas l’objet! Et, dans cette affection, ne serait-elle pas forcée de faire en quelque sorte les avances? Car quel serait l’homme du peuple qui oserait l’aimer le premier, et qui, comme toi, ne se méfierait pas un peu? Pourrais-tu t’arrêter un instant à la pensée de répondre à de telles avances? Ô mon ami, si un amour disproportionné, irréalisable, venait à s’emparer de toi, sois-en certain, ton avenir serait compromis et ton âme en quelque sorte flétrie. Garde-toi donc des rêves dangereux et des écarts de l’imagination. Tu ne sais pas ce qu’on souffre quand une seule fois on a laissé passer devant le pur miroir de la raison certains fantômes trompeurs qui ne peuvent se fixer dans notre vie de misère et de privation.

– Tu parles de ces chimères comme si ton esprit ferme et sage pouvait les connaître, répondit Amaury, frappé du ton d’amertume qui accompagnait les paroles de son ami. As-tu donc déjà vu quelque exemple de ces amours disproportionnées que tu réprouves?

– Oui, j’en ai vu un, répondit Pierre avec émotion, et quelque jour peut-être je te le raconterai; mais cela me coûterait trop en ce moment: c’est une blessure toute fraîche qui a été faite au cœur d’un honnête homme. Il ne la méritait pas, sans doute; mais elle lui sera salutaire, et il en remercie Dieu.

Amaury comprit à demi que Pierre parlait de lui-même, et n’osa l’interroger davantage. Mais, après quelques instants de silence, il ne put s’empêcher de lui demander si la marquise était pour quelque chose dans l’exemple qu’il citait.

– Non, mon ami, répondit Pierre; je crois la marquise meilleure que la personne à laquelle tu me fais songer. Mais, quelle qu’elle soit, Amaury, ne pense pas que cette marquise, sans mari, sans lien conjugal, sans prudence et sans force sur elle-même, soit un être aussi beau, aussi pur et aussi précieux devant Dieu que la noble Savinienne avec sa résignation, sa fermeté, son courage, sa réputation sans tache et son amour maternel. Une robe de satin, des petits pieds, des mains douces, des cheveux arrangés comme ceux d’une statue grecque, voilà, je l’avoue, de grands attraits, pour nous autres surtout, qui ne voyons ces beautés si bien ornées qu’à une certaine élévation au-dessus de nous, comme nous voyons les vierges richement parées dans les églises. De belles paroles, un air de bonté souveraine, un esprit plus fin, plus orné que le nôtre, voilà aussi de quoi nous éblouir et nous faire douter si ces femmes sont de la même espèce que nos mères et nos sœurs; car celles-ci sont placées sous notre protection, tandis que nous sommes comme des enfants devant les autres. Mais, sois-en certain, Amaury, nos femmes ont plus de cœur et de vrai mérite que ces grandes dames, qui nous méprisent en nous flattant et nous foulent aux pieds en nous tendant la main. Elles vivent dans l’or et la soie. Il faut qu’un homme se présente à elles attifé et parfumé comme elles; autrement ce n’est pas un homme. Nous, avec nos gros habits, nos mains rudes et nos cheveux en désordre, nous sommes des machines, des animaux, des bêtes de somme; et celle qui pourrait l’oublier un instant rougirait de nous et d’elle-même l’instant d’après.

Pierre parlait avec amertume, et peu à peu il avait élevé la voix. Il s’interrompit tout à coup, car il lui sembla que le feuillage avait remué derrière lui. Le Corinthien fut frappé aussi de ce frôlement mystérieux. Il tremblait que la marquise ou quelqu’une des soubrettes du château n’eût entendu ses confidences. Une autre pensée était venue à Pierre; mais il la repoussa et ne l’exprima point. Il retint son ami, qui voulait s’élancer dans le fourré à la poursuite de la biche curieuse, et se moqua de sa folie. Mais leurs soupçons s’aggravèrent lorsque, ayant fait quelques pas, ils virent une figure svelte et légère glisser comme un fantôme sous le berceau d’une petite allée et se perdre dans le crépuscule.

Ils se rendirent sous le chêne afin de voir quelles personnes du château les y avaient devancés. La marquise venait d’arriver avec sa femme de chambre Julie, jeune dindonnière décrassée, comme l’appelait ironiquement le père Lacrête, assez coquette et passablement jolie. Le comte de Villepreux n’y était pas. Sa fille n’y était pas non plus. Cependant ce pouvait bien être elle qui avait traversé les buissons au moment où Pierre prononçait sur elle, sans la nommer, une sorte d’imprécation. Il savait qu’elle s’occupait de botanique, et quelquefois il l’avait vue entrer dans les taillis pour y recueillir des mousses et des jungermanns. Mais ce pouvait être aussi la marquise qui s’était glissée là pour les écouter. Ils en ressentaient quelque perplexité secrète, lorsque le Corinthien, soit pour chercher l’occasion d’éclaircir ce mystère, soit entraîné par un penchant irrésistible, quitta brusquement le bras de son ami, et alla inviter Joséphine. Pierre ne put se défendre d’un sentiment pénible en voyant la puissance de cet attrait réciproque. Il se mit à l’écart pour les observer, et reconnut bientôt qu’un grand danger menaçait la raison et le repos du Corinthien. La marquise ne lui parut guère moins à plaindre. Elle semblait à la fois enivrée et consternée. Lorsque le jeune sculpteur était à ses côtés, elle ne voyait plus que lui; mais, dès qu’il s’éloignait, elle hasardait autour d’elle des regards effrayés et pleins de confusion. Il faut qu’elle l’aime beaucoup, se disait Pierre, pour venir ici, à peu près seule, danser avec ces braves paysans, qui certes ne sont à ses yeux que des rustres. Pierre se trompait sur ce dernier point. Ces rustres avaient des yeux; ils admiraient la brillante fraîcheur de Joséphine et la grâce légère de ses mouvements. Ils se le disaient les uns aux autres. Le Corinthien entendait ces éloges naïfs, et Joséphine voyait bien qu’il ne les entendait pas sans émotion. Elle désirait donc de plaire à tous ses danseurs, afin de plaire davantage à celui qu’elle préférait.

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