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– Mon cher Amaury, dit-il, je ne vous conseille pas d’avoir des secrets de moitié avec ce garçon-là. Il est fin et léger comme une grosse poutre de charpente qui vous tomberait sur les doigts du pied.

– Allons, dit Pierre Huguenin, puisqu’il a commencé, il faut le laisser achever. Je vois bien qu’il s’agit de M. Isidore Lerebours. Comment pouvez-vous croire, Amaury, que je me soucie de ce qu’il a pu dire contre moi? Il faudrait être bien faible d’esprit pour craindre son jugement.

– Ah! bien; en ce cas, je vas vous le dire; vrai, je vas vous le dire, maître Pierre! s’écria le Berrichon en clignotant du côté d’Amaury, comme pour le supplier de ne pas lui fermer la bouche.

Le Corinthien lui fit signe qu’il pouvait parler, et il commença son récit en ces termes:

– D’abord, c’était une belle dame, une superbe femme, ma foi, toute petite et rouge de figure, qui a passé et repassé, et encore repassé, et encore repassé, comme pour regarder notre ouvrage; mais, aussi vrai que je mords dans mon pain, c’était pour regarder le pays Corinthien…

– Que veut-il dire avec son pays et son Corinthien? demanda le père Huguenin, devant qui on était convenu de ne jamais se donner les noms du Compagnonnage.

Pierre marcha un peu fort sur le pied du Berrichon, qui fit une affreuse grimace, et reprit bien vite:

– Quand je dis le pays, c’est comme si je disais l’ami, le camarade… Nous sommes pays, lui et moi: il est de Nantes en Bretagne, et moi, je suis de Nohant-Vic en Berry.

– Très bien! dit le père Huguenin en se tenant les côtes de rire.

– Et quand je dis le Corinthien, poursuivit le Berrichon, à qui l’on marchait toujours sur le pied, c’est un nom comme ça que je m’amuse à lui donner…

– Enfin cette dame regardait Amaury? reprit le père Huguenin.

– Quelle dame? demanda Pierre, qui, sans savoir comment, se prit à écouter avec attention.

– Une grande belle femme toute petite, comme il vous l’a dit, répondit Amaury en riant; mais je ne la connais pas.

– Si elle est rouge de figure, objecta le père Huguenin, ce n’est pas la demoiselle de Villepreux; car celle-là est pâle comme une morte. Ce sera peut-être sa fille de chambre?

– Ah! peut-être bien, répondit le Berrichon, car on l’appelait madame.

– Elle n’était donc pas seule à vous regarder? demanda Pierre.

– Toute seule, répondit la Clef-des -cœurs; mais M. Colidor, qui était avec elle…

– Isidore! interrompit le père Huguenin d’une grosse voix pour le déconcerter.

– Oui, Théodore, continua le Berrichon, qui avait sa malice tout comme un autre. Eh bien! ce M. Molitor lui a dit comme ça: Y a-t-il quelque chose pour votre service, madame la marquise?

– Ah! ce sera la nièce, la petite dame des Frenays, observa le père Huguenin. Celle-là n’est pas fière et regarde tout le monde… Regardait-elle Amaury? vrai?

– Comme je vous regarde! s’écria le Berrichon.

– Oh non! autrement? répondit le vieux menuisier riant des vilains gros yeux que faisait le Berrichon. Et enfin vous a-t-elle parlé?

– Nenni! Elle a dit seulement comme ça: Je cherche le petit chien; ne l’auriez-vous pas vu par ici, messieurs les menuisiers? Et elle regardait le pays… le camarade Amaury; dame! elle le regardait comme si elle avait voulu le manger des yeux!

– Allons donc, imbécile! c’est toi qu’elle regardait! dit Amaury. Tu peux bien en convenir: ce n’est pas ta faute si tu es beau garçon.

– Oh! pour ce qui est de cela, vous voulez rire, répondit le Berrichon. Jamais aucune espèce de femme ne m’a regardé, ni riche ni pauvre, ni jeune ni vieille, excepté la Mère… je veux dire la Savinienne, avant qu’elle fût dans les pleurs pour son défunt.

– Elle te regardait, toi? s’écria Amaury en rougissant.

– Oui, en pitié, répondit le Berrichon, qui ne manquait pas de bon sens en ce qui lui était personnel; et elle me disait souvent: Mon pauvre Berrichon, tu as un si drôle de nez et une si drôle de bouche! Est-ce ton père ou ta mère qui avait ce nez-là et cette bouche-là?

– Enfin, l’histoire de la dame? reprit le père Huguenin.

– L’histoire est finie, répliqua le Berrichon. Elle est sortie comme elle est entrée, et M. Hippolyte…

– M. Isidore! interrompit l’obstiné père Huguenin.

– Comme il vous plaira, reprit le Berrichon. Son nom n’est pas plus beau que mon nez. De sorte que , il s’est établi à côté de nous, les bras croisés comme l’empereur Napoléon tenant sa lorgnette; et voilà qu’il s’est mis à dire que nous faisions de la pauvre ouvrage, de la pauvreté d’ouvrage, quoi! Et voilà que tout d’un coup le pays… le camarade Amaury ne lui a rien répondu, et que, tout de suite, moi, j’ai continué à scier mes planches sans rien dire. C’est ce qui l’a fâché, le monsieur! Il aurait souhaité sans doute qu’on lui demandât pourquoi l’ouvrage ne lui plaisait pas. Et alors il a pris une pièce, en disant que c’était du mauvais matériau, que le bois était déjà fendu, et que, si on laissait tomber ça, ça se casserait comme un verre. Et voilà que le Corinthien (pardon, notre maître, c’est une accoutumance que j’ai de l’appeler comme ça), le Corinthien, que je dis, lui a répondu: Essayez-y donc, notre bourgeois, si le cœur vous en dit. Et voilà qu’il a jeté la pièce par terre de toute sa force; et voilà qu’elle ne s’est point cassée, sans quoi que je lui cassais la tête avec mon marteau.

– Est-ce là tout? demande Pierre Huguenin.

– Vous n’en trouvez pas assez, maître Pierre? excusez! dit le Berrichon.

– Moi, j’en trouve trop, dit le père Huguenin, qui était devenu pensif. Vois-tu Pierre, je te l’avais prédit: le fils Lerebours te veux du mal, et il t’en fera.

– Nous verrons bien, répondit Pierre.

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