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Depuis bien des nuits le Corinthien ne dormait pas, et le jour il travaillait sans ardeur. Il éprouvait plutôt le besoin de s’étourdir et de s’arracher à lui-même qu’un véritable repentir de son égarement, et attendait la réponse de la Savinienne avec plus de terreur que d’impatience; car il faisait d’inutiles efforts pour se rattacher à cet amour austère, si différent de celui qu’il avait connu dans les bras de la marquise. Pierre voyait qu’il espérait un refus, et lui-même désirait qu’il en fût ainsi. En s’affermissant dans la pensée que son ami ne reviendrait jamais complètement à son premier amour, il se promettait, au cas où la Savinienne ajouterait foi à la lettre du Corinthien, de la désabuser, soit en lui écrivant, soit en allant la trouver pour l’éclairer et l’exhorter au courage.

Le Corinthien était bien coupable, mais il aimait passionnément Joséphine. Et comment ne l’eût-il pas aimée? Son plus grand crime était de ne pas savoir pardonner quelque chose à la coquetterie d’une jeune fille mal élevée, et de vouloir arracher de son propre cœur, avant le temps, une passion dont les enivrements n’étaient pas encore épuisés. Nous portons tous dans l’amour un besoin de domination qui nous rend implacables pour les moindres fautes. Celles de la marquise n’étaient que le résultat fatal de son caractère et de ses habitudes. Il fallait qu’elle les expiât comme elle venait de le faire pour en sentir la gravité. Inquiète d’abord de voir les nuits s’écouler sans recevoir les visites de son amant, elle l’avait cru malade; et, se glissant, dès le matin, dans le passage secret, elle avait été regarder dans les fentes de la boiserie. Elle l’avait vu travailler, dans ce moment-là, avec une sorte d’ardeur fébrile et de gaieté forcée qu’elle avait prises pour une brutale indifférence. Faisant alors un retour sur elle-même, comparant les hommages dont elle avait été l’objet de la part des élégants du bal avec cet oubli grossier, elle avait rougi de son amour, et, ranimée par l’attente de nouveaux triomphes, elle s’était flattée d’abjurer vite et d’effacer jusqu’au souvenir de sa faute. Mais elle avait fait d’amères réflexions dans la voiture qui l’avait ramenée du dernier bal, et le sommeil qui l’accablait maintenant était troublé par des songes pénibles.

Le Corinthien l’avait vue partir la veille, emportée dans le tourbillon des vanités mondaines. Il s’était dit alors qu’elle était perdue pour lui, et la colère avait fait place au désespoir. Avant ce jour il s’était flatté qu’elle ne supporterait pas son abandon et qu’elle le rappellerait bientôt. Tout entier à la vengeance, il s’était fortifié par l’idée de ce qu’elle devait souffrir loin de lui. Mais quand il la vit passer, oublieuse et rayonnante de plaisir, il voulut se jeter sous les roues de sa voiture. – Gare donc, imbécile! s’était écrié le vicomte Amédée en se donnant tout au plus la peine de retenir son cheval prêt à l’écraser. Amaury aurait voulu s’élancer sur le fat, le renverser, le fouler aux pieds; mais son orgueilleux coursier l’avait emporté comme le vent, l’ouvrier avait été couvert de poussière, et Joséphine n’avait rien vu.

Le Corinthien rentra dans le parc et, quand sa rage se fut exhalée, il se prit à pleurer amèrement. Levé avant le jour, il courut à l’atelier, arracha violemment les clous dont il avait scellé le panneau de la boiserie en jurant de ne jamais rouvrir ce passage, et, s’y élançant avec fracas, au risque de se trahir, il courut à la chambre de Joséphine pour voir si elle était rentrée. Il trouva la chambre bien rangée, le lit fait depuis la veille, et orné d’une courtepointe de dentelles que, dans sa folie, il mit en pièces. Puis il retourna dans le parc pour attendre à la grille le retour de son infidèle. Il la vit enfin arriver avec le vicomte; et comme il ne vit pas Raoul, qui était enfoncé dans un coin de la voiture et enveloppé de son manteau, il se souvint de la manière dont il avait possédé Joséphine pour la première fois, et ne douta point que le vicomte n’eût triomphé de sa faiblesse avec aussi peu de combats. Lorsqu’il rentra au château, une heure après, il rencontra Julie, l’ex-dindonnière, qui était au moins aussi coquette que sa maîtresse, et qui faisait toujours briller pour lui ses gros yeux noirs. Il n’eut pas de peine à la faire causer; et quand il sut que la marquise s’était enfermée dans sa chambre en refusant avec humeur le secours de la soubrette pour la déshabiller, il demanda si le vicomte n’était pas resté au château. Il avait attendu en vain dans le parc qu’il repassât, se flattant encore qu’il avait pris une autre route. – Oh! bah! réplique Julie, M. le vicomte ne partira pas de sitôt. Il a demandé une chambre pour se reposer, car il paraît qu’ils ont dansé toute la nuit; mais je suis bien sûre qu’ils danseront encore la nuit prochaine, et que tous ces beaux messieurs reviendront dîner ici. Ils sont tous amoureux de ma maîtresse, et je crois bien que le vicomte en est fou.

Amaury tourna le dos brusquement, et laissa Julie achever seule ses commentaires. Il courut à l’atelier, et, ne pouvant rentrer dans le passage secret parce que le père Huguenin, Pierre et les autres ouvriers étaient là, il se mit à travailler à sa sculpture. Le père Huguenin était d’assez mauvaise humeur. Il trouvait que l’ouvrage n’avançait pas comme dans les commencements. Pierre était toujours aussi consciencieux; mais il avait perdu plus d’un mois à la volière de mademoiselle de Villepreux, et maintenant il se dérangeait sans cesse. On venait dix fois par jour l’appeler pour toutes les petites réparations qui se trouvaient à faire dans l’intérieur du château; comme si c’était le fait d’un maître ouvrier comme lui de raccommoder des bâtons de chaise et de raboter des portes déjetées, et comme si Guillaume et le Berrichon n’étaient pas bons à cette besogne! Le Corinthien, qui cachait habilement ses relations avec la marquise, passait bien ses journées à l’atelier; mais il avait des distractions étranges, de profondes langueurs, et cédait souvent à un besoin impérieux de sommeil dont on avait bien de la peine à l’arracher. Ce jour-là, quand, au lieu du lourd rabot du menuisier, il prit le ciseau léger du sculpteur, le père Huguenin fit la grimace et lui demanda, à plusieurs reprises, s’il aurait bientôt fini d’habiller ses petits bonshommes. – Je ne vois pas, disait-il, ce que cela a de si utile et de si pressé, qu’il faille laisser les murailles nues en attendant. Et, quant au plaisir qu’on trouve à fabriquer ces joujoux de Nuremberg, je ne le conçois pas davantage. Depuis huit jours surtout, mon pauvre Amaury, tu ne fais que des dragons et des couleuvres, sans parler de celles que tu me fais avaler! Je crois que le diable s’est mis après toi, car tu fais son portrait de toutes les manières, et, si j’étais femme, je ne voudrais pas regarder ces messieurs-là: je craindrais d’en faire de pareils.

– Celui que je fais maintenant, répondit le Corinthien d’un ton acerbe, est un fort joli monstre. C’est la Luxure, la présidente du conseil des péchés capitaux, la reine du monde; aussi lui vais-je mettre une couronne sur la tête: la patronne de toutes les femmes; aussi vais-je lui donner des pendants d’oreilles et un éventail.

Le père Huguenin ne put s’empêcher de rire; et puis, comme la toilette de dame Luxure ne finissait pas, il reprit de l’humeur, gronda le Corinthien qui semblait ne pas l’entendre, et finit par lui parler d’un ton rude et avec des regards enflammés.

– Laissez-moi, mon maître, dit le Corinthien; je ne suis pas en état de vous satisfaire aujourd’hui, et je ne me sens pas plus patient que vous.

Le père Huguenin, habitué à être obéi aveuglément, s’emporta davantage, et voulut lui arracher son ciseau des mains. Pierre, qui les observait avec anxiété, vit une fureur sauvage s’allumer dans les yeux du Corinthien, et sa main chercher un marteau qu’il eût levé peut-être sur la tête du vieillard, si Pierre ne se fût élancé devant lui.

– Amaury! Amaury! s’écria-t-il, que veux-tu donc faire de ce marteau? Crois-tu que mon cœur ne soit pas assez brisé par ta souffrance?

Amaury vit des larmes rouler sur les joues de son ami. Il se leva, et s’enfuit dans le parc. Quand les ouvriers furent sortis de l’atelier pour goûter, il se précipita dans le passage secret avec son marteau qu’il n’avait pas quitté. Il s’attendait à trouver la porte de l’alcôve barricadée, et se promettait de l’enfoncer. Peut-être roulait-il dans son esprit une pensée plus sinistre. Il est certain qu’il s’attendait à trouver le vicomte auprès de la marquise. Mais, en poussant le ressort qu’il avait mis lui-même à la porte secrète, il ne rencontra aucune résistance. Il avait arrangé cette porte de manière à ce qu’elle s’ouvrît sans bruit; car, dans ses nuits de bonheur, il n’avait rien négligé pour en assurer le mystère. Il entra donc dans la chambre de Joséphine sans l’éveiller, et la vit couchée sur son lit, à demi nue, les cheveux en désordre, les bras encore chargés de pierreries, et les jambes entourées de sa robe de bal, flétrie et déchirée. Elle lui inspira d’abord une sorte de dégoût dans cette toilette souillée que l’éclat du jour rendait plus accusatrice encore. Il se souvint d’avoir lu quelque chose des orgies de Cléopâtre et du honteux amour d’Antoine asservi. Il la contempla longtemps et finit, après l’avoir mille fois maudite, par la trouver plus belle que jamais. Le désir chassa le ressentiment, qui revint plus amer et plus profond après l’ivresse. Joséphine pleura, s’accusa humblement, confessa tous les outrages qu’elle avait subis et ceux auxquels elle avait pu se soustraire. Elle jeta l’anathème sur ce monde insolent et corrompu où elle avait voulu briller, et qui l’en avait si cruellement punie; elle jura de n’y jamais retourner, et de faire telle pénitence que son amant voudrait lui imposer; elle se jeta à genoux, elle invoqua la colère de Dieu contre elle: elle fut si belle de douleur et d’exaltation que le Corinthien, ivre d’amour, lui demanda pardon, baisa mille fois ses pieds nus, et ne s’arracha aux délires de la passion qu’à la voix d’Yseult, qui appelait sa cousine pour dîner, et qui s’inquiétait de son long sommeil.

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