Amaury, de retour à l’atelier, demanda loyalement pardon au père Huguenin, qui l’embrassa en grondant et en s’essuyant les yeux du revers de sa manche. Puis il se mit à ses ordres avec un zèle et une soumission qui effacèrent tous ses torts. Il chanta en chœur avec ses compagnons, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps; il fit mille agaceries au Berrichon, qui le boudait, et qui finit par lui pardonner; car il aimait mieux être tourmenté qu’oublié. Enfin, la tâche de ce jour fut close aussi gaiement qu’elle avait été mal commencée. Pierre fut le seul qui demeura triste et inquiet. Cette joie exubérante et soudaine de son ami lui donnait à penser.
Au coucher du soleil, Yseult, pour se débarrasser de la société du vicomte, qui, rudement repoussé par Joséphine, reportait sur elle des hommages moins ardents, mais tout aussi fades, s’éclipsa doucement, et alla se promener seule tout au bout du parc. Elle pensait peut-être y rencontrer Pierre; car, en quelque endroit qu’elle se promenât, elle le rencontrait toujours. Ceci est un miracle qui s’opère tous les jours pour les êtres qui s’aiment, et il n’est pas un couple d’amants qui puisse m’accuser ici d’invraisemblance. Pierre ne vint pourtant pas ce soir-là. Il ne voulait pas perdre de vue le Corinthien, qu’il voyait fort agité, malgré tout son enjouement. Il voulut sacrifier à la dignité de la Savinienne la seule joie qu’il eût au monde, celle de causer un quart d’heure avec Yseult.
En interrogeant des yeux le chemin de ronde par lequel Pierre arrivait quelquefois, mademoiselle de Villepreux vit venir une femme d’une assez grande taille, qui marchait avec beaucoup d’aisance et de noblesse dans son vêtement rustique. Elle avait une jupe de cotonnade brune et un manteau de laine bleue qui lui enveloppait la tête, à peu près comme les peintres florentins drapaient leurs figures de vierges. La beauté régulière et l’expression grave et pure de cette femme lui donnaient une ressemblance frappante avec ces divines têtes de l’école de Raphaël. Elle conduisait un âne, sur lequel était assis un bel enfant aux cheveux d’or, enveloppé comme elle d’une draperie de bure et les jambes pendantes dans un panier. Yseult fut frappée de ce groupe qui lui rappelait la fuite en Égypte, et elle s’arrêta pour contempler ce tableau vivant auquel il ne manquait qu’une auréole.
De son côté, la femme du peuple fut frappée de la figure calme et bienveillante de la jeune châtelaine. À son vêtement simple et presque austère elle la prit pour une femme de service, et lui adressa la parole.
– Ma bonne demoiselle, lui dit-elle en arrêtant son âne devant la grille du parc, voulez-vous bien me dire si je suis encore loin du village de Villepreux?
– Vous y êtes, ma bonne dame, répondit Yseult. Vous n’avez qu’à suivre le chemin qui longe le mur de ce parc, et en moins de dix minutes vous arriverez aux premières maisons du bourg.
– Grand merci, à vous et au bon Dieu! reprit la voyageuse; car mes pauvres enfants sont bien fatigués.
En même temps Yseult vit sortir de l’autre panier de l’âne une autre tête d’enfant non moins belle que la première.
– En ce cas, dit-elle, vous pouvez entrer ici. Vous traverserez le parc en droite ligne, et vous arriverez encore cinq minutes plus tôt.
– Est-ce qu’on ne le trouvera pas mauvais? demanda la voyageuse.
– On le trouvera fort bon, répondit mademoiselle de Villepreux en venant à sa rencontre, et en prenant la bride de l’âne pour le faire entrer.
– Vous paraissez une fille de bon cœur. Faut-il suivre cette allée tout droit?
– Je vais vous conduire, car les chiens pourraient effrayer vos enfants.
– On m’avait bien dit, répliqua la voyageuse, que je trouverais ici de braves gens, et le proverbe a raison: Tel maître, tel serviteur; car, soit dit sans vous offenser, vous devez être de la maison.
– J’en suis tout à fait, répondit Yseult en riant.
– Et depuis longtemps, sans doute?
– Depuis que je suis au monde.
Les enfants n’eurent pas plutôt aperçu les beaux arbres et le vert gazon du parc, qu’ils oublièrent leur fatigue, sautèrent à bas de leur âne, et se mirent à courir joyeusement, tandis que l’âne, profitant de l’occasion, attrapait de temps en temps, à la dérobée, un rameau de verdure le long des charmilles.
– Vous avez là de bien beaux enfants, dit Yseult en embrassant la petite fille, et en prenant le petit garçon dans ses bras pour lui faire cueillir des pommes sur un pommier.
– De pauvres enfants sans père! répondit la femme du peuple. J’ai perdu mon bon mari le printemps dernier.
– Vous a-t-il au moins laissé un peu de bien?
– Rien du tout, et certes ce n’est pas sa faute: ce n’est pas le cœur qui lui a manqué!
– Et venez-vous de bien loin, comme cela, à pied?
– Je suis venue en patache jusqu’à la ville voisine. Là on m’a dit qu’il fallait prendre la traverse. On m’a indiqué assez bien le chemin, et on m’a loué ce pauvre âne pour porter mes petits.
– Et quel est le but de votre voyage?
– Je m’arrête ici, ma chère demoiselle, j’y viens passer quelque temps.
– Avez-vous des parents dans notre bourg?
– J’y ai des amis… c’est-à-dire, ajouta la voyageuse, comme si elle eût craint de ne pas s’exprimer avec assez de réserve, des amis de mon défunt mari qui m’ont écrit que je pourrais m’occuper, et qui m’ont promis de me chercher de la clientèle.
– Que savez-vous faire?
– Coudre, blanchir et repasser le linge fin.
– C’est à merveille. Il n’y a pas de lingère ici. Vous aurez la pratique du château, et ce sera de quoi vous occuper toute l’année.
– Vous me la ferez avoir?
– Je vous la promets!
– C’est le bon Dieu qui m’a fait vous rencontrer. Je ne suis pas intéressée; mais, voyez-vous, je n’ai que mon travail pour nourrir ces enfants-là.
– Tout ira bien, je vous en réponds. Est-ce qu’on vous attend chez vos amis?
– Mon Dieu, pas sitôt, je pense! Ils m’ont écrit la semaine dernière, et, au lieu de leur répondre, je suis arrivée tout de suite. Voyez-vous, ma bonne fille, j’étais Mère de Compagnons; mais vous ne connaissez peut-être pas ces affaires-là?
– Je vous demande pardon, je connais des compagnons qui m’ont expliqué ce que c’est. Vous avez donc quitté vos enfants?
– Ce sont mes enfants qui m’ont quittée. Ils n’ont pas pu tenir la ville; et comme je n’avais pas de quoi monter un autre établissement, je n’ai pas pu les suivre. C’est un chagrin, allez, d’avoir une grande famille comme cela, et d’être ensuite toute seule. Il me semble que je n’ai plus rien à faire, et cependant j’ai ces petits-là à élever. J’ai eu tant de peine à m’en aller, que je me suis dépêchée d’en finir. Nous pleurions tous; et, quand j’y pense, j’en pleure encore.
– Allons, nous tâcherons de vous les faire oublier. Nous voici dans la cour du château. Chez qui allez-vous? Trouverez-vous à vous loger chez vos amis?
– Je ne pense pas; mais il y a bien une auberge dans ce bourg?
– Pas trop bonne; en voici une meilleure. Si vous voulez, on vous y logera jusqu’à ce que vous ayez trouvé à vous établir.
– Dans ce château? Mais on ne voudra pas me recevoir!
– On vous y recevra très bien. Venez avec moi.
– Mais, mon enfant, vous n’y songez pas; on me prendra pour une mendiante.
– Non, et vous verrez que les gens de la maison sont fort honnêtes.
– S’ils sont tous comme vous, je le crois bien. Sainte Vierge Marie! c’est ici comme dans le paradis!
Yseult conduisit la Savinienne et sa famille à un antique pavillon qu’on appelait la Tour carrée, où un logement fort propre était destiné à l’hospitalité. Elle appela un petit garçon de ferme qui vint prendre l’âne, et une servante qui alla chercher aux enfants et à leur mère de quoi souper. Yseult avait dressé tout son monde à cette sorte de charité qu’elle pratiquait, et qui se dissimulait sous l’aspect de l’obligeance.
La voyageuse était fort surprise de cette façon d’agir, qui lui ôtait tout souci et semblait vouloir la dispenser de toute reconnaissance. Le langage concis et les allures droites et franches d’Yseult repoussaient toute phrase louangeuse et toute reconnaissance emphatique. La femme du peuple le sentit, et n’en fut que plus touchée. – Allons, allons, dit-elle en embrassant mademoiselle de Villepreux un peu fort, mais avec une expansion dont Yseult se sentit tout attendrie, malgré la résolution qu’elle avait prise de ne jamais faire à la misère l’outrage de la pitié, je vois bien que le bon Dieu ne m’a pas encore abandonnée.
– Maintenant, dit Yseult en surmontant son émotion, dites-moi les noms des amis que vous avez dans notre village; je vais leur faire annoncer votre arrivée, et ils viendront vous voir ici.
La voyageuse hésita un instant, puis elle répondit: