Je prends Evie et je l’emmène dans le jardin. Elle pousse son petit Caddie sur la pelouse en riant toute seule, la colère de ce matin est déjà oubliée. Chaque fois qu’elle me sourit, j’ai l’impression que mon cœur va exploser. Le travail me manque, mais ça, ça me manquerait mille fois plus. Et puis, de toute façon, je n’accepterai jamais. Il est hors de question que je la laisse à nouveau entre les mains d’une nounou, quelles que soient ses qualifications ou ses références. Je ne la laisserai plus jamais entre les mains de quiconque, pas après Megan.
Soir
Tom m’a envoyé un texto pour me prévenir qu’il aurait un peu de retard ce soir, il a dû emmener un client prendre un verre. Evie et moi étions dans notre chambre, celle de Tom et moi, et on se préparait pour notre promenade du soir. J’étais en train de la changer. La lumière dehors était fabuleuse ; l’orange du ciel qui emplissait la maison s’est soudain changé en bleu-gris quand le soleil a disparu derrière un nuage. J’avais laissé le store à moitié baissé pour qu’il ne fasse pas trop chaud dans la pièce, alors je suis allée le rouvrir et c’est là que j’ai vu Rachel, debout de l’autre côté de la rue, qui regardait notre maison. Et puis elle s’en est allée, elle est repartie vers la gare.
Assise sur le lit, je tremble de rage, et mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Evie donne des coups de pied en l’air et je suis tellement furieuse que je ne veux pas la prendre dans mes bras, je risquerais de l’écraser.
Il m’a dit qu’il avait réglé ça. Il m’a dit qu’il l’avait appelée dimanche, qu’ils avaient discuté, et qu’elle avait admis être devenue plus ou moins amie avec Scott Hipwell, mais qu’elle ne comptait plus le revoir, et qu’elle ne viendrait plus dans le quartier. Tom a dit qu’elle le lui avait promis, et qu’il l’avait crue. Tom a dit qu’elle était lucide, qu’elle ne semblait pas ivre, qu’elle n’était pas hystérique, qu’elle ne l’avait ni menacé, ni supplié de revenir. Il m’a dit qu’il avait l’impression qu’elle allait mieux.
Après plusieurs profondes inspirations, je prends Evie sur mes genoux, je l’allonge sur mes cuisses et je tiens ses petites mains dans les miennes.
— Je pense que c’en est assez, à présent, pas toi ma chérie ?
C’est épuisant : chaque fois que je crois que les choses s’améliorent, que nous en avons enfin fini avec ces histoires de Rachel, la revoilà. Parfois, je me dis qu’elle ne s’en ira jamais.
Dans un coin de mon esprit, une graine pourrie a germé. Quand Tom me dit que c’est bon, que tout va bien, qu’elle ne va plus nous ennuyer, et qu’elle recommence quand même, je ne peux m’empêcher de me demander s’il a vraiment tout essayé pour se débarrasser d’elle, ou si, au fond de lui, il n’aimerait pas un peu l’idée qu’elle n’arrive pas à passer à autre chose.
Je descends et je fouille dans le tiroir de la cuisine jusqu’à retrouver la carte que l’inspectrice Riley m’a laissée. Je compose rapidement son numéro, pour ne pas avoir le temps de changer d’avis.
Mercredi 14 août 2013
Matin
Au lit, ses mains sur mes hanches, son haleine chaude contre mon cou, sa peau moite contre la mienne, il me dit :
— On ne fait plus ça assez souvent.
— Je sais.
— Il faut qu’on prenne un peu plus de temps pour nous.
— C’est vrai.
— Tu me manques, ajoute-t-il. Ça, ça me manque. J’en veux plus.
Je me tourne pour l’embrasser sur les lèvres, les yeux fermés, en essayant d’ignorer la culpabilité que je ressens depuis que j’ai contacté la police derrière son dos.
— Je crois qu’on devrait partir quelque part, murmure-t-il, rien que tous les deux. Prendre l’air.
Et qui garderait Evie ? ai-je envie de demander. Tes parents, à qui tu ne parles plus ? ou ma mère, qui est si fragile désormais que c’est déjà à peine si elle peut s’occuper d’elle-même ?
Mais je ne le dis pas, je ne dis rien, je l’embrasse encore, plus passionnément. Ses mains descendent jusqu’à l’arrière de mes cuisses et il les agrippe, fort.
— Qu’est-ce que tu en penses ? Où est-ce que tu voudrais aller ? Bali ? l’île Maurice ?
Je ris.
— Je suis sérieux, dit-il en me repoussant légèrement pour me regarder dans les yeux. On le mérite, Anna. Tu le mérites. On a eu une année difficile, non ?
— Mais…
— Mais quoi ?
Il me fait son sourire de tombeur avant d’enchaîner :
— On trouvera bien une solution pour Evie, ne t’en fais pas.
— Tom, l’argent.
— On se débrouillera.
— Mais…
Je ne veux pas finir ma phrase, mais il le faut.
— Nous n’avons pas assez d’argent pour ne serait-ce que songer à déménager, mais nous en avons assez pour prendre des vacances à Bali ou à l’île Maurice ?
Il gonfle les joues et soupire longuement en s’écartant. J’aurais dû garder ça pour moi. Des craquements provenant du babyphone nous interrompent : Evie est réveillée.
— Je m’en occupe, dit-il, puis il se redresse et sort de la chambre.
Pendant le petit déjeuner, Evie fait son cinéma habituel. C’est devenu un jeu pour elle, maintenant, de refuser la nourriture : elle secoue la tête, le menton levé, les lèvres scellées, et de ses petits poings elle repousse le bol posé devant elle. Tom perd vite patience.
— Je n’ai pas le temps, me lance-t-il. Je te laisse faire.
Il se lève et me tend la petite cuillère, une expression agacée sur le visage.
Je prends une grande inspiration.
Ce n’est rien, il est juste fatigué, il a beaucoup de travail, il est de mauvaise humeur parce que je n’ai pas voulu jouer le jeu quand il s’est mis à rêvasser de vacances, ce matin.
Sauf que ce n’est pas rien, parce que, moi aussi, je suis fatiguée, et je voudrais avoir une discussion sérieuse au sujet de notre argent, une discussion qui ne s’arrête pas simplement quand monsieur décide de quitter la pièce. Mais, bien sûr, je ne dis rien. Au lieu de ça, je romps la promesse que je me suis faite à moi-même et je me lance : je lui raconte pour Rachel.
— Je l’ai encore vue dans les parages, alors je ne sais pas ce que tu lui as dit l’autre jour, mais ça n’a pas suffi.
Il me regarde, surpris.
— Qu’est-ce que tu veux dire, « dans les parages » ?
— Elle était là hier soir, dans la rue, elle se tenait pile en face de la maison.
— Avec quelqu’un ?
— Non. Elle était seule. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Fait chier, grommelle-t-il, et son visage s’assombrit comme les fois où il est vraiment en colère. Je lui ai dit de nous foutre la paix. Pourquoi tu ne m’en as pas parlé hier soir ?
— Je ne voulais pas t’embêter, dis-je doucement.
Je regrette déjà d’avoir abordé le sujet.
— Je ne voulais pas t’inquiéter.
— Putain de merde ! s’exclame-t-il en lâchant sa tasse de café dans l’évier.
Elle rebondit bruyamment. Evie sursaute, effrayée, et se met à pleurer – ce qui n’arrange rien.
— Je ne sais pas quoi te dire, je ne sais plus. Quand je lui ai parlé, ça allait. Elle a écouté ce que j’avais à dire, elle m’a promis qu’elle ne viendrait plus dans le quartier. Elle avait l’air d’aller bien. Elle avait bonne mine, même, elle était presque normale…
— Bonne mine… ? je demande.
Et, avant qu’il ait eu le temps de se détourner, je lis sur son visage qu’il a compris qu’il venait de se trahir.
— Tu m’as dit que tu lui avais téléphoné.
Il prend une profonde inspiration, soupire longuement, puis se tourne à nouveau vers moi, impassible.
— Oui, c’est vrai, c’est ce que je t’ai dit, ma chérie, parce que je savais que tu ne serais pas contente que je la voie. Alors voilà, j’avoue tout : j’ai menti. J’ai choisi la facilité.
— Tu te fiches de moi ?
Il me sourit et s’avance vers moi en secouant la tête, les mains levées en signe de supplication.
— Je suis désolé, je suis désolé. Elle voulait qu’on discute en personne et j’ai pensé que ce serait peut-être mieux. Je suis désolé, d’accord ? On a parlé, c’est tout. On s’est retrouvés à Ashbury, dans un café miteux, et on a discuté un quart d’heure. Vingt minutes, maximum. D’accord ?