Soir
J’ai réfléchi à ce que Kamal a suggéré, de revenir sur le lieu du crime, alors, plutôt que de rentrer, je suis allée à Witney, et au lieu de me hâter pour dépasser le passage souterrain, je marche lentement, et je me dirige délibérément vers sa gueule noire. Je pose les mains sur la brique froide et rugueuse à l’entrée, et je ferme les yeux. Je laisse mes doigts courir sur le mur. Rien ne me vient. J’ouvre les yeux pour examiner ce qui m’entoure. La rue est très calme : il n’y a qu’une femme à une centaine de mètres de moi qui marche dans ma direction, personne d’autre. Pas de voiture sur la chaussée, pas de cris d’enfants, juste une sirène à peine audible, au loin. Le soleil se cache derrière un nuage et, glacée, je m’immobilise au seuil du tunnel, incapable d’avancer plus. Je fais demi-tour.
La femme que j’ai vue se diriger vers moi un instant auparavant tourne au coin de la rue ; elle est vêtue d’un imperméable bleu foncé. Elle me jette un coup d’œil en passant, et c’est à ce moment-là que ça me revient. Une femme… du bleu… dans cette lumière… Je me souviens : Anna. Elle portait une robe bleue avec une ceinture noire, et elle s’éloignait de moi, rapidement, presque comme l’autre jour, mais cette fois-là elle s’est retournée, elle a regardé par-dessus son épaule, puis elle s’est arrêtée. Une voiture est venue se garer à côté d’elle, près du trottoir. Une voiture rouge, la voiture de Tom. Elle s’est penchée pour lui parler par la vitre, puis elle a ouvert la portière et elle est montée, et la voiture est partie.
Je m’en souviens. Ce samedi, là, je me tenais à cet endroit, dans le passage souterrain, et j’ai vu Anna monter dans la voiture de Tom. Mais je ne dois pas bien me rappeler, parce que ça n’a aucun sens. Tom me cherchait en voiture, mais Anna n’était pas avec lui, elle était chez eux. C’est ce que la police m’a dit. Ça n’a aucun sens, et ça me donne envie de hurler de frustration contre mon ignorance, contre mon cerveau inutile.
Je traverse la rue et je marche le long de Blenheim Road. Je reste un long moment sous les arbres en face du numéro vingt-trois. Ils ont repeint la porte d’entrée. Elle était vert foncé quand j’habitais là et, maintenant, elle est noire. Je ne me souviens pas de l’avoir déjà remarqué. Je la préférais en vert. Je me demande ce qui a changé, à l’intérieur. La chambre du bébé, bien sûr, mais je me demande s’ils dorment toujours dans le même lit, si elle se met du rouge à lèvres devant le miroir que j’ai accroché au mur. Je me demande s’ils ont repeint la cuisine, ou colmaté le trou dans le plâtre du couloir, à l’étage.
J’ai envie de traverser et d’aller cogner le heurtoir contre la peinture noire. J’ai envie de discuter avec Tom, de lui parler du soir où Megan a disparu. J’ai envie de lui parler d’hier, du moment où nous étions dans sa voiture, quand je lui ai embrassé la main, je veux lui demander ce qu’il a ressenti. À la place, je reste encore là un instant, les yeux rivés sur la fenêtre de mon ancienne chambre jusqu’à ce que je sente les larmes me piquer les yeux, et c’est là que je sais qu’il est temps de partir.
ANNA
Mardi 13 août 2013
Matin
Je regardais Tom se préparer pour le travail ce matin, mettre sa chemise et sa cravate. Il semblait un peu distrait, il devait songer à son emploi du temps de la journée – les réunions, les rendez-vous, qui, quand, où. Et j’étais jalouse. Pour la toute première fois, je lui enviais le luxe de devoir s’habiller correctement et quitter la maison pour s’affairer çà et là avec un but précis et la promesse d’un salaire.
Ce n’est pas le travail en lui-même qui me manque. J’étais agent immobilier, pas neurochirurgienne, ce n’est pas vraiment le genre de boulot dont on rêve, gamine. Ce que j’aimais, c’était déambuler dans les demeures très chères en l’absence des propriétaires, faire courir mes doigts sur les plans de travail en marbre, jeter un coup d’œil dans les immenses dressings. J’imaginais ce que serait ma vie si j’habitais là, je me demandais quel genre de personne je serais. Je suis bien consciente qu’il n’existe pas travail plus important que d’élever un enfant, mais, le problème, c’est que ce n’est pas un travail valorisé. En tout cas, pas au sens qui m’importe en ce moment : le sens financier. Je veux que nous ayons plus d’argent pour pouvoir quitter cette maison, cette rue. C’est aussi simple que ça.
Peut-être pas si simple que ça, à y réfléchir. Quand Tom est parti au travail, je me suis assise à la table de la cuisine pour entamer le combat quotidien qu’est le petit déjeuner d’Evie. Il y a deux mois, elle mangeait de tout, rien à dire. Maintenant, elle n’accepte rien d’autre qu’un yaourt à la fraise. Je sais que c’est normal. C’est ce que je n’arrête pas de me répéter quand j’essaie d’enlever le jaune d’œuf de mes cheveux, ou quand je suis à quatre pattes sur le carrelage à ramasser une cuillère ou un bol renversé. C’est ce que je n’arrête pas de me répéter : c’est normal.
Pourtant, quand on en a enfin eu terminé et qu’elle s'est mise à jouer paisiblement toute seule, je me suis laissée aller à pleurer une minute. Je ne m’autorise ces larmes que très rarement, quand Tom n’est pas là, juste quelques instants, pour relâcher la pression. Un peu plus tard, alors que je me lavais le visage, j’ai vu combien j’avais l’air fatigué, j’ai vu mes yeux bouffis, mes cheveux en bataille et mes traits tirés, et j’ai à nouveau ressenti cette envie, ce besoin de mettre une robe, des talons hauts, de me coiffer et de me maquiller, d’aller marcher dans la rue et de voir des hommes se retourner sur mon passage.
Le travail me manque, mais, ce qui me manque, c’est aussi ce qu’il signifiait pour moi la dernière année où j’ai eu un emploi rémunéré, l’année où j’ai rencontré Tom. Le statut de maîtresse me manque.
Ça me plaisait. J’adorais ça, même. Je ne me suis pas sentie coupable une seconde. Je prétendais le contraire, évidemment. J’étais bien obligée, avec mes amies mariées, celles qui vivent dans la terreur de leur jolie petite jeune fille au pair, ou de la collègue mignonne et rigolote, celle qui parle de foot au bureau et qui passe la moitié de sa vie à la salle de sport. J’étais bien obligée de leur dire que, évidemment, j’avais des remords et que, évidemment, j’étais embêtée pour sa femme, mais je n’avais rien prémédité, nous étions simplement tombés amoureux, que pouvions-nous y faire ?
Sauf qu’en vérité je n’ai jamais été embêtée pour Rachel, même avant d’apprendre pour ses problèmes d’alcool, avant de savoir combien elle était difficile à vivre et combien elle faisait de la vie de Tom un enfer. Elle n’était pas réelle pour moi et, de toute façon, je m’amusais beaucoup trop pour m’en préoccuper. Être l’autre femme, c’est merveilleusement excitant, c’est indéniable : on est celle pour laquelle il ne peut s’empêcher de trahir son épouse, même s’il l’aime. On est une femme irrésistible – littéralement.
Je travaillais sur la vente d’une propriété. Trente-quatre, Cranham Road. Elle se révélait plus compliquée à vendre que prévu, parce que le dernier acheteur intéressé s’était vu refuser son prêt par la banque. Un problème avec l’évaluation du bien. On avait donc fait appel à un expert indépendant, pour s’assurer que tout était en règle. Les anciens propriétaires avaient déjà déménagé, la maison était vide, alors je devais être présente pour la visite de l’expert.
Dès l’instant où j’ai ouvert la porte, ça a été clair que ça allait arriver. Je n’avais jamais fait ce genre de chose, je n’en avais même jamais rêvé, mais il y avait quelque chose dans la manière qu’il avait de me regarder, de me sourire. On n’a pas pu s’en empêcher – on l’a fait là, dans la cuisine, sur le plan de travail. C’était dingue, mais c’était comme ça entre nous. C’est ce qu’il m’écrivait : « Ne compte plus me trouver sain d’esprit, ce n’est plus possible depuis que tu es dans ma vie. »