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Je ne sais pas. Je ne sais pas où est passée cette force, je ne me souviens pas de l’avoir perdue. Je crois que, avec le temps, elle a été érodée par la vie, le simple fait de vivre, jusqu’à disparaître.

Au feu de signalisation juste avant Witney, côté Londres, le train s’arrête brutalement et les freins crissent de façon inquiétante. La voiture s’emplit de murmures d’excuses tandis que les passagers debout trébuchent, se cognent les uns aux autres et se marchent sur les pieds. Je relève la tête et, là, j’aperçois l’homme de samedi soir – l’homme roux, celui qui m’a aidée quand je suis tombée. Ses yeux très bleus sont fixés sur moi, et j’ai tellement peur que j’en fais tomber mon téléphone. Je le ramasse, puis je me redresse et je le cherche à nouveau, discrètement. J’étudie le reste des passagers, j’essuie de mon coude la condensation sur la vitre pour observer le paysage, puis, enfin, je me retourne vers lui. Il me sourit, la tête légèrement inclinée sur le côté.

Je sens la chaleur me monter au visage. Je ne sais pas comment réagir, car j’ignore ce que ce sourire signifie. Est-ce un « Tiens ! bonjour, je me souviens de vous ! », ou est-ce plutôt « Ah ! revoilà l’excitée de l’autre soir, celle qui est tombée dans l’escalier et m’a gueulé dessus ! », ou est-ce encore autre chose ? Je ne sais pas, mais, tandis que j’y réfléchis, j’ai l’impression de retrouver une bribe de souvenir, un son qui colle à l’image de moi glissant sur les marches. C’est sa voix qui me dit : « Tout va bien, ma belle ? » Je me tourne à nouveau vers la vitre. Je sens ses yeux posés sur moi, j’ai envie de me cacher, de disparaître. Le train s'ébranle et, en quelques secondes, il est entré en gare de Witney. La bousculade s’amorce entre ceux qui cherchent un siège et ceux qui rangent leur Kindle ou leur iPad pour s’apprêter à descendre. Je relève la tête et le soulagement m’envahit : il ne me regarde plus, il descend, lui aussi.

Soudain, je comprends que je suis complètement idiote : je ferais mieux de sortir et de le suivre, d’aller lui parler. Il pourrait me dire ce qui s’est passé, ou ce qui ne s’est pas passé ; il pourrait au moins m’aider à combler certains trous. Je me lève. J’hésite. Je sais qu’il est déjà trop tard : les portes sont sur le point de se refermer et je suis au milieu de la voiture, je n’arriverais jamais à me frayer un chemin jusqu’à la sortie à temps. Le signal sonore retentit et les portes se ferment. Encore debout, je me retourne pour regarder par la fenêtre tandis que le train redémarre. Il se tient au bord du quai, l’homme de samedi soir, et il me suit des yeux quand je passe à côté de lui.

Plus le train se rapproche d’Ashbury, plus je m’en veux. J’hésite même à changer de train à Northcote pour repartir à Witney et le chercher. C’est une idée ridicule, évidemment, et bien trop risquée si on tient compte du fait que, hier, Gaskill m’a demandé de ne pas venir dans le quartier. Mais je suis découragée : je commence à désespérer de jamais me souvenir de ce qui s’est passé samedi. Quelques heures de recherches sur Internet cet après-midi (même si elles étaient loin d’être exhaustives) ont confirmé ce que je soupçonnais : l’hypnothérapie parvient rarement à retrouver des heures perdues lors d’un trou noir de ce type, car, comme le suggérait le livre du docteur, on ne crée pas de souvenirs dans ces moments-là. Il n’y a rien à retrouver. Il y aura, à jamais, un vide dans l’histoire de ma vie.

MEGAN

Jeudi 7 mars 2013

Après-midi

La pièce est plongée dans l’obscurité, elle sent le fauve, elle sent nous. Nous sommes de nouveau au Swan, dans la chambre sous les combles. Mais c’est différent, car il est encore là, et il me regarde.

— Où as-tu envie d’aller ? me demande-t-il.

— Dans une maison sur la plage, sur la Costa de la Luz, je réponds.

Il sourit.

— Et qu’est-ce qu’on y fera ?

Je ris.

— Tu veux dire, à part ça ?

Ses doigts parcourent lentement la peau de mon ventre.

— Oui, à part ça.

— On ouvrira un café où on exposera des œuvres d’art, et on apprendra à faire du surf.

Il m’embrasse au sommet de l’os de la hanche.

— Pourquoi pas la Thaïlande ?

Je fronce le nez.

— Non, trop d’étudiants en année sabbatique. La Sicile. Les îles Égades. On ouvrira un bar sur la plage, on ira à la pêche…

Il rit encore puis vient s’allonger sur moi pour m’embrasser.

— Irrésistible, murmure-t-il. Tu es irrésistible.

J’ai envie de rire, j’ai envie de crier tout haut : « Tu vois ? J’ai gagné ! Je te l’avais dit, que ce ne serait pas la dernière fois, ce n’est jamais la dernière fois. »

Je me mords la lèvre et ferme les yeux. J’avais raison, je le savais, mais ça ne m’apportera rien de le répéter. Je savoure ma victoire en silence. Elle me procure presque autant de plaisir que ses caresses.

Après, il me parle comme il ne l’a jamais fait auparavant. D’habitude il n’y a que moi qui m’épanche, mais, cette fois, c’est lui qui s’ouvre à moi. Il me parle de son sentiment de vide, de sa famille qu’il ne revoit plus, de la femme avant moi et de celle encore avant, celle qui lui a retourné la tête et qui l’a détruit. Je ne crois pas aux âmes sœurs, mais il y a entre nous une compréhension comme je n’en ai jamais ressenti par le passé ou, en tout cas, pas depuis longtemps. Elle naît d’un vécu partagé, de deux personnes qui savent ce que c’est de vivre brisé.

Le vide : voilà bien une chose que je comprends. Je commence à croire qu’il n’y a rien à faire pour le réparer. C’est ce que m’ont appris mes séances de psy : les manques dans ma vie seront éternels. Il faut grandir autour d’eux, comme les racines d’un arbre autour d’un bloc de béton ; on se façonne malgré les creux. Je sais tout cela, mais je n’en parle pas à haute voix, pas pour l’instant.

— Quand est-ce qu’on part ? je lui demande.

Mais il ne répond pas, puis je m’endors et, quand je me réveille, il n’est plus là.

Vendredi 8 mars 2013

Matin

Scott m’apporte mon café sur le balcon.

— Tu as dormi, cette nuit, dit-il en se penchant pour m’embrasser le front.

Il se tient derrière moi, les mains sur mes épaules, chaud, solide. Je laisse aller ma tête en arrière contre son corps, je ferme les yeux et j’écoute le train brinquebaler sur les rails avant de s’arrêter devant la maison. Au début, quand on s’est installés ici, Scott faisait coucou aux passagers, et ça me faisait rire. Il presse légèrement les doigts sur mes épaules, se penche et m’embrasse dans le cou.

— Tu as dormi, répète-t-il. Ça doit vouloir dire que tu vas mieux.

— C’est vrai, dis-je.

— Tu crois que ça a marché, alors ? la thérapie ?

— Tu veux dire : ça y est, est-ce que je suis réparée ?

— Pas « réparée », dit-il, et j’entends dans sa voix que je l’ai blessé. Je ne voulais pas…

— Je sais.

Je lève une main pour prendre la sienne et la serrer.

— Je plaisantais. Je crois que ça demande du temps. Ce n’est pas simple, tu vois ? Je ne sais pas si, un jour, je serai capable de dire que ça a marché. Que je vais mieux.

Un silence. Il serre encore un peu plus fort.

— Alors tu veux continuer d’y aller ? demande-t-il, et je dis oui.

À une époque, j’ai cru qu’il pouvait être tout ce dont j’avais besoin, qu’il pourrait me suffire. Je l’ai cru pendant des années. Je l’aimais entièrement. Et je l’aime toujours. Mais je ne veux plus de tout ça. Les seuls moments où je me sens redevenir moi-même sont lors de ces après-midi secrets, enfiévrés, comme hier, quand je reprends vie dans cette semi-obscurité brûlante. Si je m’enfuis, qui peut affirmer avec certitude que ça ne me suffira pas non plus ? Et qui peut affirmer que je ne finirai pas un jour par me sentir exactement comme aujourd’hui ? Pas à l’abri, non, mais étouffée ? Peut-être que j’aurai envie de m’enfuir, encore et encore, et que, au bout du compte, je me retrouverai à nouveau près de cette vieille voie ferrée, parce que je n’aurai plus nulle part où aller. Peut-être. Mais peut-être pas. C’est un risque à prendre, non ?

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