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— Je leur ai demandé d’où venait cette histoire et comment elle était arrivée dans les journaux. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas en parler. C’est lui, j’imagine. Abdic.

Il pousse un long soupir tremblotant.

— Je ne comprends pas pourquoi. Je ne comprends pas pourquoi il irait raconter ce genre de chose sur elle. Je ne sais pas ce qu’il cherche à accomplir. De toute évidence, il est complètement dérangé. Un taré.

Je repense à l’homme que j’ai rencontré il y a quelques jours : ses manières calmes, sa voix douce, la chaleur dans ses yeux. Très loin de l’image qu’on se ferait d’un homme dérangé. Mais ce sourire…

— C’est scandaleux qu’on puisse publier ce genre de chose. Il devrait y avoir des lois…

— On ne peut pas diffamer les morts, dit-il.

Il reste silencieux un instant, puis reprend :

— Ils m’ont assuré qu’ils ne communiqueraient pas l’information aux médias. Pour sa grossesse. Pas encore. Peut-être même pas du tout. En tout cas, pas avant qu’ils soient certains.

— Certains de quoi ?

— Que le bébé n’est pas d’Abdic.

— Ils ont fait les analyses ADN ?

Il secoue la tête.

— Non, mais moi, je le sais. Je ne peux pas l’expliquer, mais je le sais. Ce bébé, c’est… Il était de moi.

— Mais s’il pensait que c’était lui, le père, ça lui donne un mobile, non ?

Ce ne serait pas le premier homme à se débarrasser d’un enfant non désiré en se débarrassant de la mère –, mais je garde cette partie-là pour moi. Je garde aussi pour moi que cela donne également un mobile à Scott : s’il pensait que sa femme était enceinte d’un autre homme… mais c’est impossible. Sa stupeur, sa détresse, je suis sûre qu’elles sont réelles. Personne ne pourrait être si bon acteur.

Scott ne semble plus m’écouter. Il fixe la porte de la chambre d’un regard vitreux, et on dirait qu’il sombre peu à peu dans le matelas comme dans des sables mouvants.

— Vous devriez rester un peu, dis-je. Et essayer de dormir.

Il se tourne alors vers moi, et parvient presque à sourire.

— Ça ne vous embête pas ? Ce serait… je vous en serais reconnaissant. J’ai du mal à trouver le sommeil, à la maison. Ce n’est pas seulement à cause des gens dehors, de ce sentiment qu’ils essaient tous de me faire sortir de mes gonds. Ce n’est pas seulement ça. C’est elle. Elle est partout, je n’arrive pas à arrêter de la voir. Je descends l’escalier et je me force à ne pas regarder, mais, dès que j’ai dépassé la fenêtre, je dois faire demi-tour pour aller vérifier qu’elle n’est pas là, sur le balcon.

Je sens les larmes me piquer les yeux en l’écoutant.

— Elle aimait bien aller s’asseoir là, vous voyez… sur notre balcon, sur le toit. Elle aimait s’y asseoir pour voir passer les trains.

— Je sais, dis-je en posant une main sur son bras. Je l’y voyais, parfois.

— Je n’arrête pas d’entendre sa voix. Sa voix qui m’appelle. Je suis dans mon lit et je l’entends m’appeler de dehors. Je n’arrête pas de me dire qu’elle est là, quelque part.

Il tremble de tous ses membres.

— Allongez-vous, je murmure, en lui prenant la tasse des mains. Reposez-vous.

Quand je suis sûre qu’il est endormi, je m’allonge dans son dos, le visage à quelques centimètres de ses épaules. Je ferme les yeux et j’écoute mon cœur battre, la pulsation du sang dans mes tempes. Je respire son odeur, la tristesse et la sueur.

Des heures plus tard, quand je me réveille, il n’est plus là.

Jeudi 8 août 2013

Matin

Je suis une traîtresse. Il m’a quitté il y a à peine quelques heures, et voilà que je retourne voir Kamal, retrouver l’homme dont il pense qu’il a assassiné sa femme. Son enfant. Je suis écœurée. Je me demande si je n’aurais pas dû lui parler de mon plan, lui expliquer que c’est pour lui que je fais tout cela. Sauf que je ne suis pas sûre que ce soit réellement le cas, et je n’ai pas de vrai plan.

Je vais partager un morceau de moi, aujourd’hui. C’est mon plan, parler d’un sentiment authentique. Je vais lui parler de mon désir d’enfant. Je verrai si cela provoque quelque chose en lui, une réponse trop affectée, la moindre réaction. Je verrai où cela me mène.

Ça ne me mène nulle part.

Il commence par me demander comment je me sens, et quand j’ai bu mon dernier verre.

— Dimanche.

— Bien. C’est bien.

Il croise les mains sur ses genoux.

— Vous avez l’air d’aller mieux.

Il me sourit, et je ne vois pas apparaître le tueur. Maintenant, je me demande ce que j’ai vu, l’autre jour. Est-ce que c’était mon imagination ?

— La dernière fois, vous m’avez demandé comment mes problèmes d’alcool avaient commencé.

Il acquiesce.

— J’étais déprimée, dis-je. Nous essayions… j’essayais de tomber enceinte. Je n’ai pas réussi, et ça m’a plongée dans une dépression. C’est à ce moment-là que ça a commencé.

En un rien de temps, me revoilà en pleurs. C’est impossible de résister à la gentillesse des étrangers. À quelqu’un qui vous regarde sans vous connaître et qui vous répète que ça va aller, quoi que vous ayez fait, quelles que soient vos erreurs : vous avez souffert, vous avez été meurtri, et vous méritez d’être pardonné. Je me confie à lui et, une nouvelle fois, j’oublie ce que je suis venue faire ici. Je ne surveille pas son visage à l’affût d’une réaction, je n’étudie pas ses yeux à la recherche d’un signe de culpabilité ou de méfiance. Je le laisse me réconforter.

Il est gentil, rationnel. Il parle de comment faire face aux obstacles, il me rappelle que l’âge est de mon côté.

Alors peut-être que ça ne me mène pas nulle part, parce que, quand je quitte le cabinet de Kamal Abdic, je me sens plus légère, plus optimiste. Il m’a aidée. Je m’assois dans le train et j’essaie de retrouver l’image du tueur que j’ai vu, mais je n’y parviens plus. J’ai du mal à le voir comme un homme capable de frapper une femme, de lui ouvrir le crâne.

Une image affreuse surgit dans mon esprit, et elle me fait honte : Kamal, ses mains délicates, ses manières rassurantes, ses douces paroles, et, à côté, en contraste, Scott, immense et puissant, volcanique, désespéré. Je dois me rappeler que Scott est comme ça, maintenant. Je me force à me remémorer comment il était avant toute cette histoire. Puis je dois admettre que je ne sais pas comment était Scott avant toute cette histoire.

Vendredi 9 août 2013

Soir

Le train s’arrête au feu. Je prends une gorgée rafraîchissante de ma canette de gin tonic et j’observe leur maison, son balcon. J’étais vraiment bien partie, mais là, j’en ai besoin. Un peu de courage en bouteille. Je suis en route pour aller voir Scott, mais, avant cela, je vais devoir affronter tous les risques de Blenheim Road : Tom, Anna, la police, la presse. Le passage souterrain et ses bribes de souvenirs de terreur et de sang. Mais il m’a demandé de venir et je ne pouvais pas refuser.

Ils ont retrouvé la petite fille cette nuit. Ce qu’il en restait. Enterrée sur la propriété d’une ferme près de la côte du Norfolk, exactement où on leur avait dit de chercher. C’était dans les journaux ce matin :

« La police a ouvert une enquête sur la mort d’un enfant suite à la découverte d’un corps enterré dans le jardin d’une maison située près de Holkham, dans le nord du Norfolk. La police avait été informée d’un possible homicide au cours de son enquête sur la mort de Megan Hipwell, une habitante de Witney, dont le cadavre a été retrouvé dans les bois de Corly la semaine dernière. »

J’ai appelé Scott ce matin, dès que j’ai vu les infos. Il n’a pas répondu, alors je lui ai laissé un message pour lui dire que j’étais désolée. Il m’a rappelée cet après-midi.

— Est-ce que ça va ? ai-je demandé.

— Pas vraiment, a-t-il répondu, la voix avinée.

— Je suis vraiment désolée… Vous avez besoin de quelque chose ?

— J’ai besoin de quelqu’un qui ne me répète pas : « Je te l’avais bien dit. »

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