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Sa voix s’étrangle.

— J’ai juste besoin d’une heure ou deux, pour pouvoir m’asseoir et réfléchir. Sans eux, sans la police, sans ces gens qui me posent leurs putains de questions. Je suis désolé, mais est-ce que je pourrais venir chez vous ?

Je réponds oui, bien sûr. Pas seulement parce qu’il est bouleversé, désespéré, mais parce que j’ai envie de le voir. De l’aider. Je lui donne mon adresse et il me dit qu’il sera là dans un quart d’heure.

Dix minutes plus tard, la sonnette retentit en une rafale de tintements pressants.

— Je suis désolé de vous faire ça, dit-il quand j’ouvre la porte. Je ne savais plus où aller.

Il a l’air traqué : il est secoué, pâle, la peau luisante de transpiration.

— Ce n’est pas grave, je le rassure, en m’écartant pour le laisser entrer.

Je l’emmène dans le salon et lui propose de s’asseoir, puis je pars à la cuisine lui servir un verre d’eau. Il l’engloutit presque en une gorgée, et s’assoit, courbé, les bras appuyés sur les genoux, la tête baissée.

Je reste debout, j’hésite : je ne sais pas si je dois parler ou non. Je reprends son verre pour le remplir, sans un mot. Enfin, il commence.

— On croit que le pire est arrivé, dit-il doucement. Je veux dire, c’est ce qu’on croirait, non ?

Il me regarde.

— Ma femme est morte et la police pense que je l’ai tuée. Qu’est-ce qui pourrait être pire ?

Il parle des nouvelles, de ce qu’on raconte sur elle. L’article du journal, prétendue fuite d’une source dans la police, à propos du rôle de Megan dans la mort d’un enfant. Une histoire glauque, des racontars, une véritable campagne de diffamation visant une femme décédée. C’est honteux.

— Mais ce n’est pas vrai, lui dis-je. C’est impossible.

Il me dévisage sans comprendre.

— C’est l’inspectrice Riley qui me l’a annoncé ce matin. Ce que j’ai toujours voulu entendre.

Il tousse, s’éclaircit la gorge.

— Vous ne pouvez pas imaginer, continue-t-il, la voix à peine plus audible qu’un murmure, combien je l’avais espéré. Je passais des journées à en rêver, à imaginer la tête qu’elle ferait, son sourire timide et complice, quand elle me prendrait la main pour la porter à ses lèvres…

Il est perdu, il rêve, et je n’ai aucune idée de ce dont il parle.

— Aujourd’hui, dit-il, aujourd’hui j’ai appris que Megan était enceinte.

Il se met à pleurer, et moi aussi, je pleure un bébé qui n’a jamais existé, l’enfant d’une femme que je n’ai jamais connue. Mais cette horreur est presque trop dure à supporter. Je ne comprends pas comment Scott arrive encore à respirer. Ça aurait dû l’achever, lui enlever jusqu’à son dernier souffle de vie. Et pourtant, il est encore là.

Je ne peux ni parler, ni bouger. Il fait chaud dans le salon, il n’y a pas un brin d’air malgré les fenêtres ouvertes. J’entends les bruits de la rue, plus bas : une sirène de police, des jeunes filles qui crient et qui rient, des basses qui résonnent depuis une voiture qui passe. Une vie normale. Mais, ici, c’est la fin du monde. C’est la fin du monde pour Scott, et je ne parviens pas à prononcer le moindre mot. Je reste là, muette, impuissante, inutile.

Jusqu’à ce que j’entende des pas devant la porte, et les cliquetis familiers de Cathy qui fouille dans son immense sac à main à la recherche de ses clés. Cela me ramène à la réalité. Il faut que je fasse quelque chose : j’attrape Scott par la main et il lève la tête, affolé.

— Venez avec moi, dis-je en l’aidant à se relever.

Il me laisse l’entraîner jusqu’au couloir et en haut des marches avant que Cathy ouvre la porte. Je referme celle de la chambre derrière nous.

— C’est ma colocataire, dis-je pour m’expliquer tant bien que mal. Elle… elle risque de poser des questions. Je sais que vous n’avez pas envie de ça aujourd’hui.

Il acquiesce. Il examine ma minuscule chambre, le lit défait, les vêtements propres et sales empilés sur ma chaise de bureau, les murs nus, le mobilier modeste. J’ai honte. Voilà ce qu’est ma vie : un désordre miteux. Rien de très enviable. Tout en pensant ça, je me dis que je suis vraiment ridicule, à m’imaginer que Scott puisse en avoir quelque chose à faire de l’état de ma vie en ce moment.

Je lui fais signe de s’asseoir sur le lit et il obtempère en essuyant ses larmes du revers de la main. Il expire longuement.

— Vous voulez quelque chose ?

— Une bière ?

— Je ne garde pas d’alcool dans la maison, dis-je, et je me sens rougir à ces mots.

Scott ne se rend compte de rien, il ne lève même pas les yeux.

— Je peux vous faire une tasse de thé ?

Il acquiesce à nouveau.

— Allongez-vous, dis-je. Reposez-vous.

Il s’exécute, se débarrasse de ses chaussures et s’étend sur le dos, docile tel un enfant malade.

En bas, pendant que je fais chauffer de l’eau, je fais la conversation à Cathy, elle est intarissable au sujet du nouveau restaurant qu’elle a déniché à Northcote pour sa pause-déjeuner (« ils font de super salades ») et de sa nouvelle collègue qui l’agace. Je souris, je hoche la tête, mais je ne l’écoute qu’à moitié. Mon corps se tient prêt : je guette le moindre craquement, le moindre bruit de pas. C’est irréel de le savoir ici, dans mon lit, à l’étage. J’en ai le tournis, j’ai l’impression que c’est un rêve.

Au bout d’un moment, Cathy arrête de parler et me dévisage, circonspecte.

— Ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

— Je suis juste un peu fatiguée, je réponds. Je ne me sens pas très bien. Je crois que je vais aller me coucher.

Elle me lance un regard suspicieux. Elle sait que je n’ai pas bu (elle arrive toujours à le voir), mais elle pense probablement que je m’apprête à commencer. Ça m’est égal, je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. Je prends le thé de Scott et je lui dis que je la verrai demain matin.

Je m’arrête devant ma porte pour écouter. Pas un bruit. Je tourne doucement le bouton et je pousse. Il est toujours étendu là, dans la même position que quand je suis descendue, les bras reposant à ses côtés, les yeux fermés. J’entends sa respiration faible, irrégulière. Il prend la moitié de la place sur le lit, mais je suis tentée d’aller m’allonger à côté de lui et de poser mon bras sur sa poitrine pour le réconforter. Au lieu de cela, je toussote et lui tends la tasse.

Il se redresse.

— Merci, dit-il d’un ton bourru en me prenant la tasse des mains. Merci de… me donner un refuge. C’est… Je ne peux pas décrire comment c’est, depuis que cette histoire est sortie.

— Celle qui se serait passée il y a des années ?

— Oui.

Il y a des débats houleux autour de la manière dont les journaux se sont emparés de cette histoire. Les rumeurs vont bon train, on accuse la police, Kamal Abdic, Scott.

— C’est un mensonge, lui dis-je. N’est-ce pas ?

— Évidemment que c’est un mensonge, mais ça donnerait un mobile à quelqu’un, non ? C’est ce qu’on raconte : que Megan a tué son bébé, ce qui fournirait à quelqu’un – le père de l’enfant, j’imagine – un mobile pour l’assassiner. Des années et des années plus tard.

— C’est ridicule.

— Mais vous savez aussi ce que tout le monde dit. Que j’ai inventé cette histoire de toutes pièces, pas seulement pour la faire passer pour une mauvaise personne, mais surtout pour faire peser les soupçons sur quelqu’un d’autre que moi, sur un inconnu. Un type de son passé dont personne n’aurait jamais entendu parler.

Je m’assois près de lui sur le lit. Nos cuisses se touchent presque.

— Et qu’est-ce qu’en pense la police ?

Il hausse les épaules.

— Pas grand-chose. Ils m’ont demandé ce que je savais au sujet de tout ça. Est-ce que je savais qu’elle avait eu un enfant ? Est-ce que je savais ce qui s’était passé ? Est-ce que je savais qui était le père ? Je leur ai répondu que non, que c’était des conneries, qu’elle n’avait jamais été enceinte…

Sa voix s’étrangle à nouveau. Il s’interrompt pour prendre une gorgée de thé.

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