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A
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Il donne un coup de pied dans la chaise cassée et s’assoit sur une des trois restantes. Je reste debout, hésitante. Me taire ou relancer ? Il reprend la parole, la voix si basse que je peux à peine l’entendre.

— Elle avait son téléphone dans sa poche.

Je m’approche de lui.

— Il y avait un message dedans, que je lui avais écrit. La dernière chose que je lui aurai dite, les derniers mots qu’elle aura lus, c’était : « Va te faire foutre avec tes mensonges, salope. »

Il laisse retomber son menton sur sa poitrine, et ses épaules commencent à se soulever. Je suis assez près pour le toucher. Je lève une main et, tremblante, je pose doucement les doigts sur sa nuque. Il ne se dégage pas.

— Je suis désolée, dis-je.

Et c’est sincère, car, si je suis choquée par ces mots, choquée d’imaginer qu’il a pu lui parler ainsi, je sais ce que c’est que d’aimer quelqu’un et de malgré tout lui dire des choses terribles, dans un accès de colère ou d’angoisse.

— Un texto, dis-je, ce n’est pas suffisant. Si c’est tout ce qu’ils ont…

— Mais ce n’est pas tout, pas vrai ?

Il se redresse et se débarrasse de ma main d’un mouvement d’épaules. Je refais le tour de la table pour me rasseoir en face de lui. Il ne me regarde pas.

— J’ai un mobile. Je ne me suis pas comporté… je n’ai pas réagi de la bonne manière quand elle est partie. Je n’ai pas paniqué assez tôt. Je ne l’ai pas appelée assez vite.

Il a un rire amer.

— D’après Kamal Abdic, je présentais les signes avant-coureurs d’un mari violent.

C’est à ce moment qu’il lève les yeux, qu’il me voit, et qu’une lueur apparaît. Un espoir.

— Vous… vous pouvez parler à la police. Leur dire que c’est un mensonge, qu’il ment. Vous pouvez au moins donner un autre point de vue, leur dire que je l’aimais, que nous étions heureux.

Je sens une vague de panique m’envahir. Il pense que je peux l’aider. Il place ses espoirs en moi, et tout ce que j’ai à lui offrir, c’est un mensonge, rien qu’une saleté de mensonge.

— On ne me croira pas, dis-je faiblement. On ne me croit pas. Je ne suis pas un témoin fiable.

Le silence entre nous enfle et emplit la pièce. Une mouche furibonde vole contre les portes-fenêtres. Scott tripote la petite croûte de sang sur sa joue, j’entends ses ongles gratter sa peau. Je repousse ma chaise, les pieds crissent sur le carrelage, et il me regarde.

— Vous étiez là, dit-il, comme si l’information que je lui ai donnée il y a un quart d’heure venait seulement d’arriver à son cerveau. Vous étiez à Witney le soir de la disparition de Megan ?

Sa voix peine à passer par-dessus le vacarme du sang qui tape contre mes tempes. J’acquiesce.

— Pourquoi vous ne l’avez pas dit à la police ?

Sa mâchoire se remet à tressauter.

— Ils le savent. Je le leur ai dit. Mais je n’étais pas… Je n’ai rien vu. Je ne me souviens de rien.

Il se lève et se dirige vers les portes-fenêtres pour ouvrir les rideaux. La lumière du soleil est aveuglante. Scott me tourne le dos, les bras croisés.

— Vous étiez ivre, reprend-il d’un ton détaché. Mais vous devez bien vous souvenir de quelque chose. Forcément. Et c’est pour ça que vous revenez sans cesse ici, n’est-ce pas ?

Il se retourne pour me faire face.

— C’est ça, non ? La raison pour laquelle vous n’arrêtez pas de me contacter. Vous savez quelque chose.

Il prononce ces derniers mots comme un fait : pas une question, ni une accusation, ni une théorie.

— Est-ce que vous avez aperçu sa voiture ? demande-t-il alors. Une Opel Corsa bleue. Vous l’avez vue ?

Je secoue la tête et il lève les bras au ciel, frustré.

— Pas si vite ! prenez le temps de réfléchir. Qu’est-ce que vous avez vu ? Vous avez vu Anna Watson, mais ça ne veut rien dire. Vous avez vu… Allez ! qui avez-vous vu ?

Je cligne des yeux, éblouie par le soleil, et je tâche désespérément de remettre les morceaux du puzzle en place, mais rien ne me revient. Rien de réel, rien qui puisse aider. Rien que je puisse énoncer à voix haute. Je me suis disputée. Ou peut-être que j’ai été témoin d’une dispute. J’ai glissé sur les marches de la gare, et un homme aux cheveux roux m’a relevée. Je crois qu’il a été gentil avec moi, mais maintenant j’ai peur quand je pense à lui. Je sais que je me suis ouvert le front, que j’avais une coupure sur la lèvre et des bleus sur les bras. Je crois me souvenir que je suis allée dans le passage souterrain. Il y faisait sombre. J’étais effrayée, perdue. J’ai entendu des voix. J’ai entendu quelqu’un appeler Megan. Non, ça, c’était un rêve. Ce n’était pas réel. Je me souviens du sang. Du sang sur ma tête, du sang sur mes mains. Je me souviens d’Anna. Je ne me souviens pas de Tom. Je ne me souviens ni de Kamal, ni de Scott, ni de Megan.

Il m’observe et attend que j’aie quelque chose à dire, une miette de réconfort à lui jeter, mais je n’ai rien.

— Ce soir-là, ajoute-t-il. Le moment-clé.

Il se rassoit à la table, plus près de moi, dos à la fenêtre. Je distingue une fine pellicule de transpiration sur son front et sa lèvre supérieure, et il frissonne, comme s’il avait de la fièvre.

— C’est à ce moment-là que ça s’est passé. La police pense que c’était à ce moment-là. Ils n’ont pas les moyens d’en être sûrs…

Sa voix s’éteint, puis il reprend :

— Ils n’ont pas les moyens d’en être sûrs, à cause de l’état du… du corps.

Il prend une grande inspiration.

— Mais ils pensent que ça a eu lieu ce soir-là. Ou peu après.

Il est de nouveau en pilotage automatique, à parler à la pièce comme si je n’étais pas là. J’écoute en silence tandis qu’il explique la cause du décès, un traumatisme crânien. Son crâne a été fracturé en divers endroits. Pas d’agression sexuelle, en tout cas ils n’ont pas pu le déceler avec certitude, compte tenu de l’état dans lequel on l’a retrouvée. Trop abîmée.

Quand il revient à lui, à moi, c’est la peur que je lis dans ses yeux, le désespoir.

— Si vous vous rappelez quoi que ce soit, il faut me le dire. Essayez de vous souvenir, Rachel, s’il vous plaît.

Entendre mon nom franchir ses lèvres me retourne l'estomac, je me sens terriblement mal.

Dans le train, sur le chemin du retour, je repense à ce qu’il a dit, et je me demande si c’est vrai. Est-ce que la raison pour laquelle je n’arrive pas à abandonner cette histoire est quelque part dans ma tête ? Y aurait-il une information que j’ai désespérément besoin de transmettre ? Je sais que je ressens quelque chose pour lui, quelque chose que je ne peux pas nommer et que je ne devrais pas ressentir. Mais est-ce qu’il y aurait plus ? S’il y a quelque chose dans ma tête, alors peut-être que quelqu’un peut m’aider à l’en faire sortir. Quelqu’un comme un psychiatre. Un psychologue. Quelqu’un comme Kamal Abdic.

Mardi 6 août 2013

Matin

J’ai à peine dormi. Je suis restée éveillée toute la nuit à y penser, à tourner et retourner l’idée dans tous les sens dans mon esprit. Est-ce bête, inconscient, inutile ? Dangereux ? Je ne sais pas ce que je fais. J’ai pris rendez-vous hier matin pour voir le docteur Kamal Abdic. J’ai appelé son cabinet, j’ai eu une réceptionniste à qui j’ai demandé à le voir lui, personnellement. Peut-être que c’est mon imagination, mais j’ai trouvé qu’elle semblait surprise. Elle a dit qu’il pouvait me recevoir mardi, aujourd’hui, à seize heures trente. Si vite ? La bouche sèche, j’ai répondu que cela me convenait. La séance coûte soixante-quinze livres. Les trois cents livres de ma mère ne vont pas me durer bien longtemps.

Depuis que j’ai pris rendez-vous, je n’arrive plus à penser à autre chose. J’ai peur, mais je suis excitée, aussi. Je ne peux pas le nier : une partie de moi trouve l’idée de rencontrer Kamal palpitante. Après tout, tout cela a commencé avec lui : je ne l’ai qu’entraperçu, et ma vie a pris un tour inattendu, elle est sortie de ses rails. Au moment où je l’ai vu embrasser Megan, tout a changé.

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