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Kamal penche la tête sur le côté avec un demi-sourire. Je sens mon estomac se retourner.

— Ça avait l’air agréable. Mais vous ne pensez pas que vous idéalisez cet endroit ? « Les vagues grises et impétueuses » ?

— Laissez tomber, dis-je en balayant sa question d’un revers de main. Et puis, non, je n’idéalise pas. Vous êtes déjà allé dans le nord du Norfolk ? Ce n’est pas l’Adriatique. C’est une mer impétueuse, et terriblement grise.

Il lève les mains en souriant :

— D’accord.

Je me sens instantanément mieux, et la tension quitte ma nuque et mes épaules. Je prends une nouvelle gorgée de vin. Il me semble moins amer, à présent.

— J’étais heureuse avec Mac. Je sais que ça n’a pas l’air du genre d’endroit qui me plairait, mais là, après la mort de Ben et tout ce qui s'est ensuivi, ça l’était. Mac m’a sauvée. Il m’a hébergée, il m’a aimée, il m’a protégée. Et il n’était pas ennuyeux. Et puis, pour être tout à fait honnête, on prenait beaucoup de drogue, et il faut le vouloir pour s’ennuyer quand on est défoncé en permanence. J’étais heureuse. Vraiment heureuse.

Kamal acquiesce.

— Je comprends, mais je ne suis pas sûr que ç’ait été un bonheur très authentique, dit-il. Le genre de bonheur qui peut durer, qui vous épaule véritablement.

Je ris.

— J’avais dix-sept ans. J’étais avec un homme qui me grisait et qui m’adorait. Je m’étais enfuie de chez mes parents, de la maison où tout, absolument tout, me rappelait mon frère mort. Je n’avais pas besoin que ça dure, ni que ça m’épaule. J’en avais besoin à ce moment-là, c’est tout.

— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

Il me semble que la pièce s’assombrit soudain. Nous y voilà, au passage que je ne raconte jamais.

— Je suis tombée enceinte.

Il hoche la tête et attend que je continue. Une partie de moi a envie qu’il me pose des questions, mais non, il se contente d’attendre. L’atmosphère s’assombrit encore.

— Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard pour… pour m’en débarrasser. Me débarrasser d’elle. C’est ce que j’aurais fait si je n’avais pas été si bête, si inconsciente. C’est qu’elle n’était pas désirée, ni par lui, ni par moi.

Kamal se lève, va à la cuisine et revient avec un rouleau d’essuie-tout pour que je sèche mes larmes. Il me le tend et retourne s’asseoir. Il me faut un moment avant de pouvoir reprendre. Kamal reste assis, comme pendant nos rendez-vous, les yeux dans les miens, les mains repliées sur ses genoux, patient, immobile. Ça doit demander un self-control incroyable, cette immobilité, cette passivité. Ça doit être épuisant.

J’ai les jambes tremblantes, le genou qui tressaute comme s’il était commandé par la ficelle d’un marionnettiste. Je me lève pour l’arrêter. Je marche jusqu’à la porte de la cuisine, puis je reviens. Je me gratte nerveusement la paume des mains.

— On a été tellement bêtes, tous les deux, lui dis-je enfin. On n’a même pas assumé ce qui se passait, on a continué comme si de rien n’était. Je ne suis pas allée voir le médecin, je n’ai pas fait plus attention à ce que je mangeais, je n’ai pas pris de vitamines prénatales, je n’ai rien fait de ce qu’on est censé faire dans ces cas-là. On a continué notre petite vie. On faisait comme si rien n’avait changé. J’étais de plus en plus grosse, de plus en plus lente, de plus en plus fatiguée, on était tous les deux irritables et on passait notre temps à s’engueuler, mais rien n’a vraiment changé avant qu’elle arrive.

Il me laisse pleurer. Pendant ce temps, il vient s’asseoir sur la chaise à côté de moi et ses genoux frôlent ma cuisse. Il se penche en avant. Il ne me touche pas, mais nos corps sont si proches que je sens son odeur, une odeur propre dans cette pièce sale, une odeur nette, âpre.

Ma voix se transforme en murmure, ça me dérange de prononcer ces mots à voix haute.

— J’ai accouché à la maison. C’était idiot, mais j’avais un truc contre les hôpitaux à cette époque, parce que la dernière fois que j’avais été dans un hôpital, c’était quand Ben était mort. Et puis je n’étais allée faire aucune échographie. J’avais fumé, un peu bu, je n’avais pas envie qu’on me fasse la leçon. Je ne m’en sentais pas capable. Je crois que… jusqu’au dernier moment, ça ne m’a jamais paru très réel, comme si je ne pensais pas vraiment que ça allait arriver.

« Mac avait une amie infirmière, ou qui avait suivi une formation d’infirmière, quelque chose comme ça. Elle est venue, et ça s’est bien passé. Ce n’était pas si mal. Je veux dire, c’était horrible, évidemment, douloureux et terrifiant, mais… ensuite, elle était là. Toute petite. Je ne me souviens pas exactement du poids qu’elle faisait. C’est terrible, non ?

Kamal ne dit rien, il ne bouge pas.

— Elle était adorable. Elle avait des yeux noirs et des cheveux blonds. Elle ne pleurait pas beaucoup, et elle a fait ses nuits dès le début. C’était un gentil bébé. Une gentille fille.

Là, je dois m’arrêter un instant.

— Je m’attendais à ce que tout soit très dur, mais pas du tout.

Il fait encore plus sombre, j’en suis sûre, mais, quand je relève les yeux, Kamal est là, il me regarde, l’air compatissant. Il m’écoute. Il veut que je lui raconte. J’ai la gorge sèche, alors je prends une autre gorgée de vin. Ça me fait mal d’avaler.

— Nous l’avons appelée Elizabeth. Libby.

C’est tellement étrange, de prononcer son nom à voix haute après tout ce temps.

— Libby, je répète.

J’aime la sensation de son nom dans ma bouche. J’ai envie de le répéter encore et encore. Enfin, Kamal tend une main et prend la mienne, son pouce contre mon poignet, sur mon pouls.

— Un jour, on s’est disputés, Mac et moi. Je ne me souviens pas à propos de quoi. Ça arrivait de temps à autre, de petites disputes qui explosaient en grosses engueulades, rien de violent, rien de ce genre, mais on se hurlait dessus et je menaçais de le quitter, ou alors c’était lui qui sortait et je ne le voyais pas pendant quelques jours.

« C’était la première fois que ça arrivait depuis sa naissance – la première fois qu’il partait et me laissait toute seule avec la petite. Elle avait à peine quelques mois. Le toit fuyait. Je me souviens du bruit de l’eau qui gouttait dans des seaux, dans la cuisine. Il faisait un froid glacial, avec le vent qui chassait violemment les vagues sur la mer ; il pleuvait depuis des jours. J’ai allumé un feu dans le salon, mais il n’arrêtait pas de s’éteindre. J’étais fatiguée. J’avais un peu bu, pour me réchauffer, mais ça ne marchait pas, alors j’ai décidé de prendre un bain. J’ai emmené Libby avec moi, je l’ai posée sur ma poitrine, la tête juste sous mon menton.

La pièce s’assombrit plus encore et je me retrouve là-bas, allongée dans l’eau, son petit corps appuyé sur le mien, la flamme d’une bougie vacillant juste derrière moi. J’entends la cire couler, son odeur dans mon nez, et un courant d’air froid vient souffler sur ma nuque et mes épaules. Je me sens lourde, mon corps s’enfonce dans la chaleur de l’eau. Je suis épuisée. Et, soudain, la bougie est éteinte et j’ai froid. Très froid, j’ai les dents qui claquent dans mon crâne, le corps tout entier qui tremble. La maison me semble trembler aussi, le vent hurle et s’engouffre sous les tuiles du toit.

— Je me suis endormie, dis-je.

Puis je ne peux plus rien dire d’autre.

Je la sens encore, elle n’est plus sur ma poitrine, son corps est coincé entre mon bras et le bord de la baignoire, son visage dans l’eau. Nous étions si froides, toutes les deux.

Pendant un moment, aucun de nous ne bouge. J’ose à peine le regarder, mais, quand j’essaie, il ne se détourne pas. Il ne prononce pas un mot. Il passe un bras sur mes épaules et m’attire à lui, mon visage contre son torse. J’inspire son odeur et j’attends de me sentir différente, plus légère, de me sentir mieux ou pire maintenant qu’une autre âme sur cette terre sait. Je suis soulagée, je crois, parce que sa réaction me prouve que j’ai bien fait. Il n’est pas en colère contre moi, il ne pense pas que je suis un monstre. Je suis en sécurité, parfaitement en sécurité avec lui.

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