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Et dans ma tête, les idées tournent et tournent et tournent encore.

J’ai l’impression d’étouffer.

Est-ce que cette maison a toujours été aussi minuscule ? Et ma vie, a-t-elle toujours été si minable ? Est-ce que c’est ça dont je rêvais ? Je ne m’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quelques mois j’allais mieux et, aujourd’hui, je n’arrive plus à réfléchir, à dormir, à dessiner, et l’envie de m’échapper devient insurmontable. La nuit, allongée là, réveillée, j’entends cette voix dans ma tête qui répète sans relâche, un murmure : « Disparais. » Quand je ferme les yeux, je vois surgir des images de mes vies passées et futures, de tout ce que je rêvais, des choses que j’ai eues et que j’ai jetées. Si je n’arrive pas à m’installer confortablement, c’est que, partout où je regarde, je ne trouve qu’un mur : la galerie fermée, les maisons de cette rue, les velléités d’amitié envahissantes de ces femmes ennuyeuses de mon cours de Pilates, la voie ferrée au bout du jardin avec ses trains qui emmènent constamment des gens ailleurs et qui me rappellent une douzaine de fois par jour que, moi, je ne bouge pas.

J’ai l’impression de devenir folle.

Quand je pense qu’il y a à peine quelques mois j’allais mieux, j’étais en train d’aller mieux. J’allais bien. Je dormais. Je ne vivais pas dans la crainte des cauchemars. J’arrivais à respirer. Oui, j’avais quand même envie de m’enfuir. Parfois. Mais pas tous les jours.

Parler à Kamal m’aidait, je ne peux pas prétendre le contraire. J’aimais ça. Je l’aimais bien, lui. Il me rendait plus heureuse. Et maintenant, tout cela me semble terriblement inachevé – je n’ai pas pu aller au bout. Et c’est ma faute, je le sais, parce que j’ai agi bêtement, comme une gamine, parce que je n’ai pas apprécié qu’on me dise non. Il faudrait que j’apprenne à perdre. J’en suis gênée, maintenant, la honte me monte aux joues dès que j’y repense. Je ne veux pas que ce soit ça, son dernier souvenir de moi. Je veux qu’il me revoie, et qu’il voie que je suis mieux que ça. Et je suis sûre que, si j’allais le voir, il m’apporterait son aide. Il est comme ça.

Il faut que j’arrive au bout de mon histoire. Il faut que je la raconte à quelqu’un, juste une fois. Dire les mots à voix haute. Si ça ne sort pas de moi, ça finira par me dévorer de l’intérieur. Le vide en moi, celui qu’ils ont laissé, continuera de grandir et grandir encore jusqu’à me consumer entièrement.

Je vais devoir ravaler ma fierté et ma honte, et aller le voir. Il faudra bien qu’il m’écoute. Je ferai tout pour qu’il m’écoute.

Soir

Scott pense que je suis au cinéma avec Tara. Je suis devant la porte de l’appartement de Kamal depuis un quart d’heure, à me préparer mentalement à frapper. J’ai tellement peur de la façon dont il va me regarder, après ce qui s’est passé la dernière fois. Je vais devoir lui montrer que je suis désolée, alors je me suis habillée en conséquence : très simplement, un jean et un T-shirt, et presque pas de maquillage. Je ne suis pas là pour le séduire, il faut qu’il me croie.

Je sens mon cœur s’emballer tandis que je m’approche de sa porte pour sonner. Personne ne vient. Il y a de la lumière à l’intérieur, mais personne ne vient. Peut-être qu’il m’a vue rôder dehors ; peut-être qu’il est à l’étage et qu’il espère que, s’il m’ignore, je finirai par partir. Mais il a tort. Il ne sait pas la détermination dont je peux faire preuve. Une fois que j’ai décidé quelque chose, je peux être redoutable.

Je sonne une nouvelle fois, puis une troisième et, enfin, j’entends des pas dans l’escalier et la porte s’ouvre. Il porte un pantalon de jogging et un T-shirt blanc. Il est pieds nus, les cheveux humides et le visage rougi.

— Megan ?

Il est surpris, mais pas en colère, c’est un bon début.

— Vous allez bien ? Tout va bien ?

— Je suis désolée, dis-je, et il s’écarte pour me laisser entrer.

Une vague de gratitude m’envahit, si intense qu’on pourrait la prendre pour de l’amour. Il me conduit dans la cuisine. Elle n’est pas rangée : il y a de la vaisselle sale empilée sur le plan de travail et dans l’évier, des cartons de nourriture à emporter vides qui débordent de la poubelle. Je me demande s’il est dépressif. Je reste sur le pas de la porte ; il s’appuie sur le plan de travail face à moi, les bras croisés sur la poitrine.

— Que puis-je faire pour vous ? demande-t-il.

Son visage arbore une expression parfaitement neutre ; c’est l’expression du psychologue. Ça me donne envie de le pincer, juste pour le faire sourire.

— Je voulais vous dire… Je commence, puis je m’arrête.

Je suis incapable d’aller ainsi droit au but, j’ai besoin d’un préambule. Alors je change de tactique.

— Je voulais m’excuser, dis-je, pour ce qui s’est passé la dernière fois.

— Ce n’est pas grave, dit-il, ne vous en faites pas. Si vous désirez parler à quelqu’un, je peux vous recommander un autre médecin, mais je ne peux plus…

— S’il vous plaît, Kamal.

— Megan, je ne peux plus être votre psychologue.

— Je sais. Je le sais. Mais je ne peux pas recommencer avec quelqu’un d’autre. Je n’y arriverai pas. Nous avons tant avancé. Nous étions si près du but. Il faut que je vous raconte la fin. Juste une fois. Ensuite, je disparaîtrai, promis. Et je ne vous embêterai plus jamais.

Il incline la tête de côté. Il ne me croit pas, ça se voit. Il pense que, s’il me redonne une chance aujourd’hui, il ne pourra plus jamais se débarrasser de moi.

— Laissez-moi vous raconter, je vous en prie. Ça ne durera pas, mais j’ai juste besoin qu’on m’écoute.

— Et votre mari ? suggère-t-il, mais je secoue la tête.

— Je ne peux pas… je ne peux pas lui dire. Pas après tout ce temps. Il ne serait plus capable de… de me voir telle que je suis. Je serais une tout autre personne à ses yeux. Il ne saurait pas comment me pardonner. Je vous en prie, Kamal. Si je ne recrache pas ce poison, je crois que je ne dormirai plus jamais. Je vous le demande comme à un ami, pas comme à un médecin. Écoutez-moi, s’il vous plaît.

Ses épaules s’affaissent légèrement tandis qu’il se détourne, et je songe que ça y est, c’est terminé. Mon cœur se serre. Puis il ouvre un placard et en sort deux gros verres.

— Comme un ami, alors. Un peu de vin ?

Je le suis dans le salon. Il a la même apparence négligée que la cuisine, faiblement éclairé par quelques lampes. Nous nous asseyons chacun d’un côté d’une table en verre recouverte de hautes piles de papiers, magazines et menus de plats à emporter. J’agrippe mon verre entre mes mains. Je prends une gorgée. C’est un vin rouge mais il est froid, poussiéreux. J’avale, puis je prends une autre gorgée. Il attend que je commence, mais c’est difficile, encore plus difficile que je ne le croyais. J’ai gardé ce secret si longtemps – une décennie, plus d’un tiers de ma vie. Ce n’est pas si simple, de le laisser s’évader maintenant. Mais je sais qu’il faut que je parle maintenant. Sinon, je n’aurai peut-être jamais le courage de dire ces mots à voix haute, je risque même de les perdre, ils pourraient se coincer dans ma gorge et m’étouffer dans mon sommeil.

— Après avoir quitté Ipswich, je me suis installée avec Mac, dans son cottage à la sortie de Holkham, au bout du chemin. Je vous l’avais dit, ça, non ? C’était un endroit très isolé, le voisin le plus proche était à trois ou quatre kilomètres, et la boutique la plus proche à encore trois kilomètres de là. Au début, on a beaucoup fait la fête, il y avait toujours des tas de gens qui squattaient notre salon, ou qui dormaient dans le hamac dehors, l’été. Mais on en a eu marre au bout d’un moment, et Mac a fini par s’embrouiller avec tout le monde, alors les gens ont arrêté de venir, et on s’est retrouvés juste tous les deux. Des journées entières passaient sans qu’on voie personne. On faisait nos courses au magasin de la station-service. C’est bizarre, quand j’y repense, mais je crois que c’est ce dont j’avais besoin à ce moment-là, après tout le reste – après Ipswich et tous ces hommes, les choses que j’avais faites. Ça me plaisait de n’être que Mac et moi, avec la voie ferrée désaffectée, l’herbe, les dunes et la mer, ses vagues grises et impétueuses.

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