Entre le numéro vingt-trois et le numéro quinze, il ne doit pas y avoir plus d’une cinquantaine ou soixantaine de pas, mais ce trajet s’est étiré et m’a semblé durer une éternité ; j’avais les jambes lourdes et le pas hésitant comme si j’étais ivre, comme si je risquais de trébucher sur le trottoir.
Scott a ouvert la porte presque avant que j’aie fini de frapper, et j’avais une main tremblante encore en l’air lorsque je l’ai vu apparaître dans l’encadrement de la porte, dressé au-dessus de moi, emplissant tout l’espace.
— Rachel ? a-t-il dit sans sourire, la tête baissée pour m’observer.
J’ai acquiescé. Il m’a tendu une main que j’ai serrée, puis il m’a fait signe d’entrer mais, l’espace d’un instant, je n’ai pas réagi. Il me faisait peur. De près, il est impressionnant physiquement, grand, les épaules larges, les bras et le torse bien dessinés. Il a des mains immenses. J’ai songé soudain qu’il pourrait me broyer – me broyer la nuque, les côtes – sans beaucoup d’effort.
Je suis passée devant lui pour aller dans l’entrée, mon bras a effleuré le sien et j’ai senti le rouge me monter aux joues. Il sentait la transpiration aigre, et ses cheveux bruns étaient emmêlés sur son crâne, comme s’il ne s’était pas douché depuis plusieurs jours.
C’est en arrivant dans le salon que la sensation de déjà-vu m’a frappée, si violemment que c’en était presque effrayant. Je reconnaissais la cheminée flanquée d’alcôves sur le mur du fond, la manière dont la lumière entrait depuis la rue par les rais des stores vénitiens ; je savais que, si je me tournais vers la gauche, je verrais une vitre, du vert, puis, au fond, la voie de chemin de fer. Je me suis retournée et, oui, la table de la cuisine, les portes-fenêtres derrière et, dehors, une pelouse luxuriante. Je connaissais cette maison. J’avais la tête qui tournait et je voulais m’asseoir ; j’ai repensé à ce trou noir, samedi, à toutes ces heures perdues.
Cela ne voulait rien dire, évidemment. Je connais cette maison, mais pas parce que j’y suis déjà venue. Je la connais parce que c’est exactement la même que le numéro vingt-trois : dans l’entrée, un escalier mène à l’étage et, sur la droite, on trouve le salon, qui se fond dans la cuisine. La terrasse et le jardin me sont familiers car je les ai vus depuis le train. Je ne suis pas montée au premier, mais je sais que, si je l’avais fait, je serais arrivée sur un palier avec une grande fenêtre à guillotine ; si on passe par cette fenêtre, on accède au balcon improvisé, sur le toit de la cuisine. Je sais qu’il y aurait eu deux chambres, la chambre principale avec deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue, et une chambre plus petite, au fond, au-dessus du jardin. Mais le fait de connaître cette maison sur le bout des doigts ne signifie pas pour autant que j’y sois déjà entrée.
Cependant, je tremblais tout de même quand Scott m’a emmenée dans la cuisine. Il m’a proposé du thé. Je me suis assise à la table, en face des portes-fenêtres, et je l’ai regardé faire bouillir de l’eau, lâcher un sachet de thé dans une tasse et renverser de l’eau sur le plan de travail en marmonnant dans sa barbe. Il régnait une forte odeur de désinfectant dans la pièce, mais Scott lui-même était dans un sale état. Une tache de sueur s’étalait dans le dos de son T-shirt, son jean flottait sur ses hanches, comme s’il était trop grand pour lui. Je me suis demandé depuis quand il n’avait pas mangé.
Il m’a apporté ma tasse, puis il est allé s’asseoir de l’autre côté de la table, en face de moi, les mains croisées devant lui. Le silence a duré un bon moment, lourd dans l’espace qui nous séparait, dans la pièce entière ; il résonnait dans mes oreilles, j’ai commencé à avoir trop chaud, à me sentir mal à l’aise, et je ne pensais plus à rien. Je ne savais pas ce que j’étais venue faire là. Mais pourquoi étais-je venue ? Au loin, j’ai entendu un grondement sourd – un train qui arrivait. C’était rassurant, ce bruit familier.
— Vous êtes une amie de Megan ? a-t-il fini par dire.
Entendre ce nom franchir ses lèvres m’a mis une boule dans la gorge. J’ai gardé les yeux fixés sur la table, les doigts enroulés autour de ma tasse.
— Oui. Je la connais… un peu. De l’époque où elle tenait la galerie.
Il m’observait, dans l’attente, plein d’espoir. J’ai vu le muscle de sa mâchoire se contracter quand il a serré les dents. J’ai cherché des mots qui ne venaient pas. J’aurais dû mieux me préparer.
— Vous avez eu du nouveau ? ai-je demandé.
Il a soutenu mon regard et, pendant une seconde, j’ai eu peur. J’avais dit ce qu’il ne fallait pas, ça n’était pas mes affaires, de savoir s’il y avait du nouveau. Il allait se fâcher et me demander de partir.
— Non, a-t-il répondu. Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?
Le train est passé lentement au fond du jardin, et j’ai tourné la tête en direction des rails. Je me sentais étourdie, comme si j’étais hors de mon corps et que je pouvais me voir agir.
— Vous avez dit dans votre message que vous vouliez me dire quelque chose au sujet de Megan.
Sa voix était devenue un cran plus aiguë. J’ai pris une grande inspiration. J'étais terriblement mal. J'avais conscience que ce que j’allais expliquer risquait de tout empirer, et que cela lui ferait du mal.
— Je l’ai vue avec quelqu’un.
C’est sorti tout seul, abruptement, fort, sans préparation et sans contexte.
Il m’a dévisagée.
— Quand ? Vous l’avez vue samedi soir ? Vous en avez parlé à la police ?
— Non, c’était vendredi matin, ai-je dit.
Ses épaules se sont affaissées.
— Mais… elle allait bien, vendredi. Pourquoi est-ce important ?
Le muscle de sa mâchoire s’est contracté à nouveau, il s’énervait.
— Vous l’avez vue avec… vous l’avez vue avec qui ? Un homme ?
— Oui, je…
— À quoi il ressemblait ?
Il s’est levé et son corps m’a bloqué la lumière.
— Vous en avez parlé à la police ? a-t-il redemandé.
— Oui, mais je ne crois pas qu’on m’ait prise très au sérieux.
— Pourquoi ?
— C’est juste… je ne sais pas… Je pensais juste que vous devriez être au courant.
Il s’est penché en avant, les mains sur la table, les poings serrés.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous l’avez vue où ? Et qu’est-ce qu’elle faisait ?
J’ai pris une autre inspiration.
— Elle était… dehors, dans le jardin. Juste là.
J’ai désigné la pelouse.
— Elle… je l’ai vue depuis le train.
Impossible d’ignorer l’expression d’incrédulité sur son visage.
— Je prends le train pour Londres depuis Ashbury tous les matins. Je passe toujours ici. Je l’ai vue, et elle était avec quelqu’un. Et ce… ce n’était pas vous.
— Et comment vous savez ça ? Vendredi matin ? Vendredi, la veille de sa disparition ?
— Oui.
— Je n’étais pas là. J’étais en déplacement, à une conférence à Birmingham, et je suis rentré vendredi soir.
Un peu de couleur est alors apparue tout en haut de ses joues ; son scepticisme laissait place à autre chose.
— Alors vous l’avez vue, dans le jardin, avec quelqu’un ? Et…
— Elle l’a embrassé, ai-je dit.
Il fallait bien que ça finisse par sortir. Il fallait que je lui dise.
— Ils s’embrassaient.
Il s’est redressé, les poings serrés le long de son corps tendu. Les taches de couleur sur ses joues se sont accentuées, trahissant sa colère.
— Je suis désolée, ai-je ajouté. Je suis vraiment désolée. Je sais que c’est affreux à entendre…
Il a levé une main pour me faire signe d’arrêter. Méprisant. Ma compassion ne l’intéressait pas.
Je sais ce que ça fait. Assise là, je me souviens presque parfaitement de ce que j’ai ressenti à ce moment, assise dans ma propre cuisine à quatre maisons d’ici, avec Lara, mon ancienne meilleure amie, installée en face de moi avec son nourrisson potelé qui se tortillait sur ses genoux. Je me souviens quand elle m’a dit combien elle était désolée que mon mariage s’écroule, et quand j’ai perdu mon sang-froid devant ses platitudes. Elle ne comprenait rien à ma souffrance. Je lui ai dit d’aller se faire foutre et elle m’a dit de ne pas parler ainsi devant son enfant. Je ne l’ai pas revue depuis ce jour-là.