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— J’ai déjà tout oublié…

Et il partit vers son destin avec, au fond des yeux, cette flamme qu’allume toujours le sentiment de la liberté retrouvée.

— Les papiers sont en règle, dit Morosini en le regardant démarrer doucement. Avec la valeur du fourgon et ce qu’il emporte, il va pouvoir recommencer une vie dans son propre pays.

— Grâce à vous, mon cher prince, cette dangereuse affaire finit bien, soupira Manfredi. Mais Dieu, que j’ai eu peur !

La nuit était bien avancée quand Giuseppe, redevenu le parfait serviteur, un rien compassé, qu’il était auparavant servit aux deux hommes un merveilleux café accompagné de quelques sandwichs avant de se retirer avec discrétion. Manfredi, alors, alla prendre le sac de velours noir sur la table où il l’avait abandonné, l’ouvrit et en tira, un à un, les joyaux qu’il disposa sur le bois poli. Ses gestes étaient doux, respectueux même, pourtant Morosini nota que ses mains tremblaient de nouveau. Quand ce fut fait, il prit les émeraudes fatidiques et vint les donner à Aldo.

— C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Je crois que vous les avez bien gagnées !

Ce furent alors les mains d’Aldo qui frémirent quand les « sorts sacrés » touchèrent ses paumes mais il les referma dessus avec un inexprimable sentiment de joie et de victoire : il tenait enfin la rançon de Lisa ! Cet instant le payait de ces mois d’angoisse, de peines, de durs travaux, de désespoir même. Il allait retrouver son bonheur !

— Merci, dit-il seulement.

Avec un geste qui balayait toute gratitude, Alberto Manfredi retournait vers la table où étincelaient toujours la tiare, le collier, les bracelets et les bagues. Il les contempla tandis qu’Aldo se resservait du café, passa dessus un doigt précautionneux :

— Qu’en feriez-vous à ma place ? demanda-t-il.

— Ce ne sont pas les banques qui manquent en Suisse, sourit Morosini. Toutes pourvues de coffres inviolables et de toute façon vous en avez sûrement un. C’est là qu’il faut les déposer au plus vite car je ne vois pas quelles explications vous pourriez donner à votre femme si elle les voyait.

— Et si… si vous les emportiez ?

— Moi ? Mais pour quoi faire ? Si vous n’avez pas de coffre, louez-en un !

— Ce n’est pas cela…

Il semblait tout à coup si gêné qu’Aldo se demanda ce qu’il avait derrière la tête. Il allait poser une question quand Manfredi demanda :

— À votre avis, est-ce que je peux en disposer à mon gré ?

Cette fois Morosini commençait à comprendre mais n’en fit rien paraître :

— C’est selon la façon dont on voit les choses. Si l’on s’en tient à la lettre des volontés de la grande-duchesse, vous devez les conserver par-devers vous comme un précieux souvenir de vos amours avant de les ensevelir avec vous, lorsque vous irez dormir auprès d’elle votre dernier sommeil…

— Mais je n’ai pas la moindre intention de me faire enterrer auprès d’elle. Surtout en compagnie de qui vous savez. Et c’est d’ailleurs impossible : nous irons à Vérone, moi et ma femme ! s’écria Manfredi avec impatience.

— Calmez-vous ! Je n’en doute pas, sinon ce que nous venons de faire ne servirait à rien. En outre, l’intention de nuire était patente chez la grande-duchesse quand elle vous a fait ce cadeau à la fois magnifique et empoisonné. Je pense qu’une fois la lettre de décharge partie pour Bregenz avec nos signatures – c’est moi, bien entendu, qui vais remplacer Achmet comme témoin – le notaire la classera. L’oubli et la poussière commenceront leur œuvre…

— Oui, mais, quand je mourrai moi-même, ce notaire ou son successeur pourraient demander une vérification et…

— … et ce serait difficile si les joyaux sont vendus ? C’est pour cela, n’est-ce pas, que vous souhaitez me les confier ?

— Oui.

Il prit entre ses mains le somptueux collier d’émeraudes et de diamants et en caressa les pierres. Puis, toujours sans regarder son hôte, il lâcha :

— Nous partageons maintenant un lourd secret et dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais encore quelque chose. Je suis ruiné, mon cher, ou peu s’en faut…

— Ruiné ? Vous ?

La surprise de Morosini était sincère. Pour lui, Alberto Manfredi était l’un des hommes les plus riches d’Italie. Mais celui-ci reprenait :

— Oui, moi !… En dehors de la sépulture à laquelle je faisais allusion il y a un instant, il ne reste rien de mes biens à Vérone. Les gens de Mussolini m’ont tout pris. Il me reste cette villa et quelques miettes. Je songeais même à vendre ma collection de turquoises. Alors ce trésor qui me tombe dessus est incroyablement bienvenu, quelles qu’en soient les circonstances…

— Je comprends ! fit Morosini avec compassion.

Manfredi, alors, eut un petit sourire triste :

— Non, vous ne comprenez pas comment, même amputée, une fortune comme la mienne a pu s’évaporer ? Cela tient en un seul mot : le jeu.

— Vous jouez ? Vous ?

— Non, pas moi : ma femme… Oh ! cela ne constitue pas une faille dans notre amour. Elle est la plus merveilleuse des femmes et je tiens à elle plus qu’à tout au monde mais c’est un être humain et tous, tant que nous sommes, nous avons des défauts : elle, c’est celui-là. Et malheureusement, à une demi-heure de bateau d’ici, il y a Campione d’Italia et son fameux casino… La tentation est forte.

— Et elle ne sait pas y résister. Le lui avez-vous seulement demandé ?

— Non. Je la veux heureuse. Je suis beaucoup plus âgé qu’elle et ce qu’elle me donne est sans prix…

— Pas tant d’humilité, je vous en prie ! Vous êtes toujours extrêmement séduisant, mon cher comte, et je vous rappelle qu’une grande-duchesse vient de se suicider pour vous ! Si je comprends bien, la comtesse croit toujours s’appuyer sur une grande fortune ?

— Exactement. Jusqu’à présent, j’ai réussi à lui cacher mes soucis…

— Et vous appelez ça être heureux ? Qu’adviendra-t-il quand elle aura tout dévoré ?

— Ne soyez pas cruel il lui arrive aussi de gagner et là elle montre une joie d’enfant…

— Je ne doute pas que ce ne soit charmant mais répondez à ma question : qu’arrivera-t-il lorsqu’elle vous aura complètement ruiné ? Acceptera-t-elle la médiocrité ?

— Je ne le verrai pas, car je mettrai fin à mes jours sachant qu’elle ne sera jamais dans la misère : sa famille a de la fortune même si c’est sa sœur aînée qui la gère par testament du père.

— C’est ridicule ! Vous devriez lui dire la vérité. Si elle vous aime comme vous le croyez…

— Je fais mieux que le croire : j’en suis sûr. Vous connaissez sa jalousie puisque nous avons monté une vraie comédie pour éviter un drame.

Morosini ne répondit pas. L’image qu’il se faisait à présent de la jeune comtesse, dont le ravissant visage souriait auprès de celui de son époux sur la photo placée en face, était singulièrement différente de ce qu’imaginait Manfredi. Aldo savait que l’extrême jalousie ne vient pas forcément d’un excès d’amour, sinon de soi-même et d’un sentiment de la propriété poussé au paroxysme. Joueuse et jalouse, Annalina Manfredi ne lui était pas follement sympathique. Son époux, cependant, reprenait avec un rien de timidité :

— Maintenant que vous savez tout, vous voulez bien emporter ces joyaux et les vendre pour moi au mieux, mais avec toute la discrétion possible bien sûr ? À moins que vous ne considériez que je n’en ai pas le droit ?

— En aucune façon. Que serait-il advenu des volontés de Fedora von Hohenburg si Taffelberg avait pu mettre ses projets à exécution ? Ils seraient en route pour l’Amérique. Donc je veux bien m’en charger mais plus tard.

— Pourquoi plus tard ?

— Parce qu’en vous quittant, je ne rentre pas chez moi et que je ne veux pas courir l’Europe et un peu plus avec ça dans mes bagages. Rangez-les, cachez-les, vous pourrez compter sur moi lorsque je reviendrai et nous verrons alors…

Il s’interrompit. Un bruit de moteur venait de précipiter Manfredi vers une fenêtre :

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