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L’arc fier que formaient les lèvres de la femme s’adoucit d’un sourire plein de douceur :

— Si le temps ne vous a pas duré, c’est que vous étiez bien chez moi.

— Peut-être…

En rejoignant Luisa Casati il vit qu’elle semblait très émue. Elle avait pleuré sans doute car elle s’appliquait à colmater les brèches créées par les larmes dans son maquillage de pierrot lunaire. Pourtant Aldo la devina satisfaite. Salomé avait-elle réussi à chasser le doute qu’elle portait en elle ? Les deux femmes se saluèrent avec cérémonie et la Casati se dirigea vers la porte de ce pas royal évoquant toujours une prima donna sortant de scène mais, au moment où il s’inclinait devant elle, la voyante saisit Aldo par le bras.

— Tu vas courir bientôt un grand danger. Viens me revoir une nuit prochaine à la même heure. Seul !…

Il ouvrit la bouche pour une question mais elle lui fit signe de se taire en lui désignant la longue forme noire qui se glissait dans le vestibule. Morosini hocha la tête, sourit et ne dit rien. Un moment plus tard, il roulait à nouveau aux côtés de sa compagne à travers la nuit qui s’était faite plus sombre à mesure qu’elle avançait vers le matin.

On n’échangea pas trois paroles durant le trajet… Repliée dans son coin, Luisa semblait rêver et Aldo se garda bien de la rappeler à la réalité. Ce fut seulement quand le portier du Pera Palace ouvrit la portière du véhicule et lui offrit la main pour l’aider à descendre qu’elle déclara :

— Cette femme est étonnante et je ne regrette pas mon voyage mais jamais je ne reviendrai…

— Pourquoi ?

— Elle dit des choses trop vraies !

Puis tendant une main sur laquelle Aldo s’inclina :

— Merci, ami, de m’avoir accompagnée mais je ne crois pas que nous nous reverrons demain : je vais dormir jusqu’à l’heure du train. Dormir et réfléchir…

— Alors je vous souhaite un bon retour, Luisa. Heureux d’avoir passé cette soirée auprès de vous.

— Vous restez encore quelque temps ?

— Plusieurs jours, je pense. J’ai, comme je vous l’ai dit, une affaire à régler.

— Quelque merveille à dénicher sans doute ? J’aimerais rester pour en savoir plus mais il faut que je rentre à présent. Bonne chance !

— Bon voyage !

CHAPITRE V

TOPKAPI SARAÏ

Le train suivant amena Vidal-Pellicorne mais pas seul. Le grand express transeuropéen n’officiant que trois fois la semaine et les dates concordant assez, Morosini s’était rendu à l’arrivée. Dans le moutonnement des chapeaux occidentaux et des turbans de portefaix, il repéra la haute silhouette et la casquette londonienne de son ami et agita un bras mais, quand il s’approcha, il vit qu’Adalbert était en compagnie d’une ravissante jeune personne : cheveux blonds bouclés sous une petite cloche de feutre beige, jolis yeux d’un bleu candide, visage rond marqué de fossettes et, sous le tailleur beige parfaitement coupé, un corps fin et nerveux terminé par de fort jolies jambes et des pieds, un peu grands peut-être, mais élégamment chaussés de lézard caramel assorti au sac et aux gants. Négligemment porté sur les épaules, un grand manteau de voyage en vigogne. L’œil expert d’Aldo la jaugea sans hésiter : une Anglaise, à coup sûr – ce teint de porcelaine fleurissait surtout aux alentours de Hyde Park – mais habillée à Paris et ne manquant pas de moyens. La suite confirma son analyse :

— Ah, le voilà ! s’écria l’archéologue rayonnant. Permettez, chère amie, que je vous présente le prince Morosini, mon ami dont je vous ai parlé. Aldo voici miss… ou plutôt l’Honorable Hilary Dawson, une collègue. Nous nous sommes rencontrés au wagon-restaurant le soir du départ.

— Une collègue, vraiment ? fit Aldo en s’inclinant sur la petite main gantée. C’est difficile à croire…

— Et pourquoi donc ? fit la nouvelle venue.

— Parce que je n’ai encore jamais vu d’archéologue qui vous ressemble. Dans la corporation on est plutôt barbu, moustachu, atrabilaire, au moins quadragénaire, avec la poussière des siècles sous les ongles…

— Eh bien, quel portrait ! fit-elle avec bonne humeur. Je suis ravie de ne pas m’y conformer et pourtant j’appartiens bien au British Muséum, je vous assure.

— Il faut me rendre à l’évidence.

Sous la courtoisie légère des paroles, Morosini cachait une vague inquiétude. Il n’aimait pas du tout la mine rayonnante arborée par son ami ni les regards un rien trop tendres dont il couvrait sa nouvelle connaissance. Tomber amoureux d’une échappée du British Muséum était, selon lui, la dernière chose à faire dans les circonstances présentes. Une seule espérance : que cette mignonne créature aille prendre logis chez une amie ou chez un parent quelconque. Mais non elle descendait comme tout le monde au Pera Palace et il fallut attendre qu’elle eût rejoint sa chambre avec ses bagages pour attaquer un Adalbert soudain rêveur qui regardait, avec la mine inspirée de Lamartine contemplant son lac, la fine silhouette s’élever au plafond dans la cage de l’ascenseur.

— N’est-elle pas adorable ? soupira-t-il d’un ton qui acheva d’exaspérer Morosini.

Saisissant son ami par le bras, il le remorqua jusqu’au bar, à peu près désert à cette heure.

— Je n’adorerai jamais une personne fraîche émoulue du British Muséum et je te défends bien de t’y laisser aller ! Tu n’es pas un peu fou de nous avoir ramené cette fille qui est bien capable de fourrer son joli nez dans nos affaires ?

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu vois du mal partout à présent ? fit Adalbert atteint dans sa dignité et ses sentiments.

— Non, mais une archéologue anglaise est la dernière personne dont nous ayons besoin. Que vient-elle faire ici ? Elle te l’a dit ?

— Bien sûr ! Nous avons parlé boutique depuis le premier dîner à bord du train. Hilary prépare un ouvrage sur les porcelaines chinoises et a obtenu du gouvernement turc l’autorisation de visiter l’énorme collection rassemblée au Vieux Sérail provenant des services de table des sultans et de cadeaux reçus.

— Et en échange, noyé dans ses yeux bleus, tu lui as confié que nous y allions, nous, pour deux émeraudes…

— Arrête, tu veux ! Un : je ne suis pas noyé dans ses yeux bleus, je les trouve ravissants, un point c’est tout. Deux : je lui ai dit que nous nous intéressions, nous, au Trésor desdits sultans, ce qui est normal pour un expert tel que toi et que nous allions le visiter…

— Au fait, tu l’as obtenue, l’autorisation ?

— Bien entendu. Je ne serais pas venu sans elle… Et trois : j’aimerais bien que tu ne te mêles pas de ma vie privée. Je ne t’ai jamais fait de reproches, moi, quand tu délirais à propos de certaine Polonaise captivante…

— Laisse-la dormir en paix ! coupa sèchement Morosini.

— Je n’ai pas l’intention de troubler son repos mais je veux seulement te faire comprendre que je ne suis pas en bois et que j’ai droit, moi aussi, à quelques battements de cœur ?

— J’admets tout ce que tu veux, soupira Moro radouci, et même je te demande pardon… mais avoue que cette jolie fille tombe mal… ou trop bien, ajouta-t-il mentalement.

Il ne pouvait s’empêcher de rapprocher l’arrivée de cette miss Dawson, de la mise en garde de la voyante à laquelle, cependant, il avait refusé de s’arrêter : « Tu vas être en danger… » C’était peut-être idiot, mais il se promit tout de même d’accepter une invitation qu’il avait mise de côté depuis quatre jours que Luisa Casati était partie.

— Oh, ce n’est pas grave, reprit Adalbert avec son bon sourire habituel, et moi je ne pensais pas que sa présence pourrait te contrarier. C’est ta visite à Prague qui t’a rendu nerveux ? Tu as eu de mauvaises nouvelles ?

— Les pires. Jehuda Liwa est mort et nous ne pouvons plus compter sur cette piste-là !

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