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Soudain, il se fit un silence.

L’orchestre s’arrêta net. Le baron von Taffelberg venait de rejoindre le chef et lui parlait à l’oreille avant de se tourner vers la salle où chacun dirigea son regard vers cet homme. Il était pâle jusqu’aux lèvres et semblait bouleversé : le monocle même avait disparu de son orbite.

— Que lui arrive-t-il ? chuchota quelqu’un derrière le dos de Morosini. On dirait qu’il est sur le point de s’évanouir ?

Mais, déjà, Taffelberg se ressaisissait et ce fut d’une voix assez ferme qu’il prononça :

— Mesdames et messieurs… vous tous qui êtes les fidèles de cette fête comme de cette maison… j’ai une affreuse nouvelle à vous communiquer : Son Altesse… Mme la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels vient de mourir…

CHAPITRE IX

UN LEGS EMBARRASSANT…

Le silence à nouveau. Celui, terrifié, qui suit les grandes catastrophes. Toujours debout sur son estrade, Taffelberg restait là, immobile, en face de cette foule qui le regardait sans comprendre. Enfin quelqu’un, un homme âgé de mine haute et sévère, s’avança en s’appuyant sur une canne :

— Qu’est-ce que ça veut dire, Fritz ? Elle est morte ? Mais de quoi ? fit-il d’une voix autoritaire.

— Un malaise soudain… Elle était souffrante depuis quelque temps mais… rien de très inquiétant… À vrai dire, on n’en sait rien, Herr General, mais le médecin est auprès d’elle. Voulez-vous venir avec moi ?…

Pour toute réponse, le vieil homme leva sa canne et rejoignit Taffelberg. Les invités, qui émettaient un chuchotement consterné, s’ouvrirent devant eux :

— On les suit ! décida Morosini. Il faut savoir…

Ils se joignirent sans peine aux quelques personnes – des proches sans doute ! – qui emboîtèrent le pas aux deux hommes et remontèrent vers l’appartement grand-ducal au milieu d’un peuple de valets qui semblait changé en statues. Quelques-uns étaient plantés devant les portes grandes ouvertes de la première pièce où s’engouffra le petit groupe mais celle, étroite et basse, de la chambre était fermée. Elle s’ouvrit cependant sous la main de Taffelberg découvrant un spectacle impressionnant : vêtue d’une longue robe de velours noir à manches longues mais très décolletée dont la traîne glissait sur les marches du lit, Fedora reposait dans le scintillement des joyaux qui couvraient sa gorge, sa tête et ses poignets : la fabuleuse parure d’émeraudes et de diamants assortie au diadème et qui devait comporter aussi des boucles d’oreilles. Mais elle avait choisi, comme elle l’avait annoncé à Aldo, de porter une fois encore l’Ourim et le Toummim dont la monture quasi barbare n’allait pas vraiment avec le reste. À leur vue, Adalbert retint un juron cependant qu’Aldo sentait une sueur glacée couler le long de son dos. L’espace d’un instant, tous deux se revoyaient en train de soulever une dalle au cœur d’une nuit d’été dans une forêt de Bohême, de fouiller la tombe d’un réprouvé. Allait-il falloir recommencer et cela d’ailleurs serait-il possible ?…

— On ne va pas l’ensevelir avec tout ça ? souffla Vidal-Pellicorne.

Morosini secoua la tête dans un geste d’ignorance. Il était tellement bouleversé qu’il se sentait incapable d’une pensée claire. Le but qu’il croyait toucher était en train de s’éloigner sans que l’on puisse dire où il s’arrêterait… L’épuisante quête allait se poursuivre…

Le médecin qui examinait le corps avec des gestes doux, d’une grande délicatesse, se redressait, le front soucieux :

— Je crains que la grande-duchesse ne soit morte par le poison. Une autopsie peut être nécessaire… et aussi le recours à la police.

— Une autopsie, la police ? Vous êtes fou, mon ami ! gronda le général. Je ne le permettrai jamais. Ma nièce souffrait du cœur, nous le savions…

— Cependant, il y a des signes…

— Je ne veux pas le savoir !

Une voix douce et triste, celle d’Hilda von Winkleried se fit alors entendre :

— L’autopsie est inutile, dit-elle en tendant une lettre au général. La grande-duchesse se savait condamnée. Elle s’est donné la mort comme cette dernière lettre vous l’explique.

Un murmure de stupeur parcourut la chambre cependant que tous les regards convergeaient vers la pâle et fabuleuse statue qui gisait en toute sérénité sur les fourrures qui recouvraient le lit.

— Voilà pourquoi elle m’a dit qu’elle devait se rendre… ailleurs, murmura Morosini mais bien qu’il eût parlé bas, le vieil homme l’entendit et braqua sur lui un regard sans tendresse :

— Que faites-vous ici, monsieur ?… Et d’abord qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas !

— J’étais l’invité de Son Altesse. Mon nom est Morosini… le prince Morosini de Venise !

— Et à quel titre vous avait-elle invité à ce bal de la Saint-Sylvestre où l’on ne convie jamais des étrangers ? Qu’étiez-vous pour elle ? ajouta-t-il en détaillant avec morgue la haute silhouette élégante de l’invité.

— Non, fit Aldo avec une hauteur au moins égale. Je n’étais pas ce que vous imaginez, général. En fait, nous devions traiter ensemble une affaire.

— Une affaire ? Avec une femme qui n’y connaissait rien ?

— Peut-être s’y connaissait-elle plus que vous ne l’imaginez. D’ailleurs Mlle von Winkleried peut vous le confirmer, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille qui suivait le dialogue. Elle était présente lors de l’entretien que j’ai eu avec la grande-duchesse en début de soirée.

— C’est la pure vérité ! dit Hilda. Il s’agissait d’une tractation…

— Portant sur quoi ?

— Des émeraudes que Son Altesse porte encore aux oreilles. Elle avait promis au prince de les lui vendre demain matin.

— Vraiment ? Eh bien, il n’en est plus question. Ces pierres entrent dans l’héritage… et l’héritier c’est moi puisque je suis le parent le plus proche.

— Un instant ! coupa Morosini scandalisé par ces froides revendications proférées à quelques pas d’un cadavre encore tiède. Que vous héritiez le titre et ce qui s’y attache comme sans doute le château ne veut pas dire que Son Altesse n’ait pas couché sur le papier ses volontés ultimes puisque, selon Mlle von Winkleried elle se savait condamnée…

— Ce qui est le cas, dit Hilda. Il y a dans ce secrétaire un pli fermé par trois cachets de cire à ses armes que j’ai vu plusieurs fois et que l’on doit ouvrir après sa mort…

— Eh bien, nous allons voir cela tout de suite, reprit le général en s’avançant vers le meuble indiqué mais, avant qu’il l’ait atteint, Fritz von Taffelberg s’était jeté devant et en défendait l’accès de ses deux bras tendus :

— Personne ne touchera à quoi que ce soit tant que le notaire ne sera pas ici ainsi d’ailleurs que le bourgmestre représentant les autorités de justice et qu’il faut prévenir. Un peu de respect, messieurs, pour celle qui vient seulement de fermer les yeux et que nous pleurons tous !

Le dernier mot était de trop. Personne n’avait l’air vraiment triste. Morosini se sentit une soudaine sympathie pour ce garçon, froid, dédaigneux et sans doute brutal mais qui portait sa douleur inscrite sur son visage. Il devait être le seul, dans cette chambre funèbre, avec Hilda, à pleurer la belle Fedora dont il était, à coup sûr, passionnément amoureux.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il gravement. C’est inadmissible et je vous offre des excuses pour avoir participé à cette discussion mais quand on me pose des questions, j’ai l’habitude d’y répondre.

— Eh bien, vous avez répondu, reprit le général. À présent vous n’avez plus rien à faire ici et je vous autorise à vous retirer ainsi qu’à quitter Hohenburg…

— Pas question ! coupa brutalement Taffelberg. Personne ne quittera cette maison jusqu’à ce que les autorités en donnent l’autorisation. Il arrive qu’un suicide cache un meurtre.

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