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— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle quand il se tut.

— Plus que tout au monde, madame. Si je la perds, il ne me reste rien…

— Et… vous ne l’avez jamais trompée, bien sûr !

La réponse vint immédiate, sincère car, pour Aldo, ce qui s’était passé avec Salomé ne constituait pas une atteinte à son serment : il avait payé un renseignement, voilà tout.

— Non.

— Pourtant…

Fedora suspendit sa phrase, fermant à demi ses yeux qui ne laissèrent plus voir qu’une étroit reflet vert. Elle sourit, puis reprit :

— … pourtant vous saviez parfaitement, en acceptant mon invitation, ce que j’attendais de vous ? Vrai ou pas ?

— Vrai. J’ai assez vécu pour entendre ce que l’on ne dit pas. Votre Altesse… voulait m’honorer de façon… toute particulière.

— Foin de tous ces mots alambiqués ! Mon altesse voulait coucher avec toi, petit frère ! s’écria-t-elle. Et tu étais d’accord, non ?

— Non. Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il pour corriger la brutalité du mot. Vous êtes sans doute l’une des plus belles créatures de Dieu mais j’espérais être assez habile pour vous amener à me vendre ces pierres. Dans mon esprit il ne pouvait s’agir que d’une transaction commerciale…

— Et si j’en avais fait ma condition de vente ?

Il détourna les yeux pour ne plus voir le regard intense dont elle l’enveloppait :

— Je vous l’ai dit : j’aime ma femme par-dessus tout…

— Tu aurais… payé de ta personne ? fit-elle en éclatant de rire C’eût été peut-être un peu mince ? Ces émeraudes m’ont coûté une fortune.

— Dût la mienne y passer tout entière, je suis prêt à vous donner le montant que vous fixerez.

— Toute ta fortune ? Es-tu si riche ?

— Pas autant que Votre Altesse, sans doute, mais je n’ai pas à me plaindre. Je vous donnerais tout contre les pierres. Seule compte la vie de Lisa…

— Elle s’appelle Lisa ?… Lisa comment, avant votre mariage ?

— Lisa Kledermann.

À nouveau Fedora éclata de rire :

— La fille du banquier suisse ? Je comprends que tu tiennes à elle et même que tu sois prêt à me donner tout ce que tu possèdes. Avec elle, tu es sûr de ne jamais mourir de faim…

C’en était trop ! Pâle de colère, Aldo se dressa devant cette femme qui non seulement le retournait sur le gril mais en outre l’insultait :

— Ma fortune, madame, je l’ai bâtie autour d’un palais plus vieux que votre château, de souvenirs rassemblés au cours des siècles par des ancêtres dont certains portèrent le « corno » d’or des Doges et de beaucoup d’autres choses encore mais j’ai appris la leçon du travail. Si vous me prenez tout, je recommencerai sans aller tendre main à mon beau-père. À présent, dites-moi votre prix et finissons-en !

Pendant un moment elle garda le silence en le regardant comme si elle l’évaluait. Elle sentait qu’intérieurement il tremblait de colère et le trouva plus séduisant que jamais.

— Et si, dit-elle doucement, je me contentais… d’une nuit d’amour ?

Avec un dédain insultant il haussa les épaules :

— D’amour ? N’appliquez donc pas ce mot sublime à ce qui ne serait qu’une misérable caricature. Non, madame. Tenons-nous-en à l’argent ! Pour le reste, vous seriez trop mal servie !

Il esquissa un salut et se dirigea vers la porte devant laquelle se tenait Hilda von Winkleried. La voix de la grande-duchesse le rattrapa :

— Restez ! Je ne crois pas vous avoir autorisé à sortir !

— Et je ne crois pas, moi, que nous ayons encore quelque chose à nous dire, fit-il en se détournant pour la regarder.

Elle était toujours assise dans la blancheur neigeuse de son déshabillé, semblable, sous sa couronne scintillante, à une fée de conte oriental et elle faisait jouer les émeraudes entre ses doigts et les flammes d’un chandelier :

— Ne sois pas si impétueux, petit frère ! J’ai encore quelque chose à dire : ce soir, pour la dernière fois, je porterai ces pierres… et demain elles seront à toi. Nous en fixerons alors le prix… Va maintenant !

Sous la main d’Hilda, la porte ouvragée comme un coffret s’ouvrit et guidé par la jeune fille à travers l’appartement, étouffant comme un térem {8}, il se retrouva dehors encore étourdi par la scène qu’il venait de vivre et ce qu’il venait d’entendre, mais les derniers mots résonnaient au fond de lui avec les accents de la victoire. Demain, il repartirait pour Jérusalem emportant avec lui la rançon de Lisa. Une énorme bulle de bonheur s’enfla en lui, l’entraînant vers sa chambre où il entra en trombe :

— Adal, s’écria-t-il, c’est gagné !

Vidal-Pellicorne, qui était en train de faire disparaître méthodiquement le contenu d’une terrine de lièvre, faillit s’étouffer et dut avoir recours au verre de vin posé devant lui :

— Qu’est-ce que tu as dit ? émit-il d’une voix étranglée après avoir toussé plusieurs fois.

— Que tu n’auras pas à jouer les Arsène Lupin. Demain, la grande-duchesse me remettra les émeraudes…

— Con… contre quoi ?

— Je l’ignore mais j’en suis sûre : demain, elle me les vend ! Nous sommes au bout de nos peines, mon vieux ! Et je vais revoir Lisa !

Et il se jeta, pleurant presque, dans les bras de son ami qui se précipitait hors de sa chaise pour en faire autant ! Un instant de pur bonheur auquel fit écho l’orchestre lointain préludant déjà à la grande fête de la nuit.

Deux heures plus tard, sanglés dans d’impeccables habits noirs fleuris d’un gardénia, le prince et son « secrétaire » faisaient leur entrée dans l’immense salle des chevaliers qui occupait à elle seule la partie la plus ancienne du château. Sous les hautes voûtes gothiques, une collection d’armures en pied alternaient avec d’anciennes tapisseries aux vives couleurs miraculeusement conservées donnant à l’ensemble un air de grandeur que n’atténuaient pas les épaisses guirlandes de sapin mêlées de fils d’argent et de houx qui couraient de l’un à l’autre des quatre grands sapins scintillants de bougies plantés aux coins de la salle. Une énorme boule de gui était pendue au plus central des trois lustres de bronze qui éclairaient la salle. Des troncs entiers flambaient dans les hautes cheminées de pierre à chaque extrémité répandant une délicieuse et fraîche odeur de résine. À mi-chemin, sur une large estrade, l’orchestre jouait en sourdine du Lanner ou du Strauss mais en réservant la première valse pour l’instant où la grande-duchesse ouvrirait le bal.

Quand les deux hommes y pénétrèrent, la salle débordait déjà de robes brillantes, d’habits, d’uniformes, d’épaules nues, de diadèmes ou de chevelures endiamantées, perlées ou emplumées. Des groupes s’étaient formés qui causaient, riaient mais sur le ton retenu des gens de bonne compagnie. Entre ces groupes, des valets en livrée verte et blanche évoluaient avec des plateaux chargés de coupes de champagne…

La salle était en contrebas par rapport au reste du château. On y accédait par un palier suivi de quelques marches. Aldo et Adalbert s’y arrêtèrent pour examiner l’assistance mais sans apercevoir le moindre visage connu :

— Ce bal est une tradition locale, observa Morosini. Il doit y avoir surtout des gens des environs, je n’entends parler qu’allemand.

— Ça nous évitera des frais de conversation. Quoique… j’aperçoive de bien jolies femmes ! fit Adalbert qui, d’une humeur charmante, semblait décidé à enterrer l’année joyeusement. Commençons toujours par aller boire un peu de champagne ! Rien de tel pour se mettre en jambes !

— Tu as envie de danser ?

— Et pourquoi pas ? J’ai encore l’âge, tu sais ?

— Oui, mais tu es fiancé ?

— Pas officiellement ! Et même les fiançailles ne sont pas l’équivalent d’une entrée en religion !

Ensemble, ils descendirent dans la foule, prirent chacun un verre sur un plateau qui passait et trinquèrent joyeusement à ce 31 décembre qui allait clore non seulement l’année mais le cycle épuisant de leurs pérégrinations. Pas seuls, d’ailleurs, car les groupes s’ouvraient volontiers pour accueillir ces deux hommes élégants.

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