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— Elle n’a pas rêvé du tout parce qu’elle n’a pas dormi. Elle avait tellement peur que je ne profite de son sommeil pour retourner à ce damné château qu’elle m’a obligé à rester toute la nuit auprès de la cheminée de la salle. Jamais nuit n’a été aussi longue !

— Tu dormiras dans la charrette et mieux encore dans le train. J’espère qu’on en aura un ce soir pour rejoindre Budapest. J’en ai plus qu’assez de ce pays…

Tout en parlant, il ôtait son épais manteau fourré et l’écharpe de soie qui lui entourait le cou…

— Tiens ! dit soudain Adalbert. Qu’est-ce que tu as là ? Tu t’es écorché ?

Aldo s’approcha du morceau de miroir censé permettre de se raser au voyageur assez imprudent pour s’arrêter dans cette auberge et considéra avec stupeur la petite blessure, rouge et boursouflée, qui marquait son cou. Le visage d’Adalbert, soudain pâli, s’inscrivit à côté avec le doigt qu’il avançait pour toucher. Un doigt qui tremblait.

— Juste au niveau de la veine jugulaire !… murmura-t-il d’une voix curieusement détimbrée.

Dans le morceau de glace leurs regards se rencontrèrent.

— Je crois qu’il est grand temps de partir, dit Aldo. Le plus tôt et le plus loin possible ! Ici on doit pouvoir devenir fou avec une grande facilité…

Et d’un geste vif, il enroula étroitement l’écharpe autour de son cou blessé. Une chance encore qu’aucun des naturels du pays n’ait vu cela !…

Troisième partie

LA GRANDE-DUCHESSE

CHAPITRE VIII

LE BAL DE LA SAINT-SYLVESTRE

Avec un vif soulagement et par l’Arlberg-Orient-Express, on rentra directement à Paris. Aldo ne voulait pas retourner à Venise sans Lisa et, en outre, il souhaitait consulter Mme de Sommières qui, en matière de Roumanie, était une autorité grâce aux relations épistolaires qu’elle entretenait toujours avec la reine Marie qu’elle avait connue en Angleterre à peu près au moment où cette petite-fille de la reine Victoria {6}épousait le roi Ferdinand. Grande voyageuse au demeurant, la marquise s’était rendue plusieurs fois, à l’invitation de la souveraine, à Bucarest ou à Sinaïa… Elle était donc toute indiquée pour aider son neveu à résoudre l’énigme posée par la « bienfaitrice » d’Ilona.

Tandis que le train roulait vers la capitale de sa seconde patrie, Morosini faisait des paris avec lui-même : l’Honorable Hilary Dawson allait-elle enfin consentir à lâcher les basques d’Adalbert auxquelles elle semblait se cramponner plus fermement que jamais ? Ce qui l’agaçait de prodigieuse façon, surtout quand l’Anglaise entraînait son ami dans le couloir des sleepings pour des apartés qui rien finissaient plus, alors qu’elle s’ingéniait à se trouver toujours en tiers quand Aldo tentait d’obtenir un instant de solitude à deux.

Le dernier soir, au wagon-restaurant, entre la sole Colbert et le filet de chevreuil Grand-Veneur, il mit autant dire les pieds dans le plat :

— Je suppose que tu ne feras que toucher terre à Paris ? fit-il en reposant le verre de chablis qu’il venait de vider.

Les sourcils d’Adalbert remontèrent jusqu’à sa mèche folle.

— Tu trouves que je n’ai pas été absent assez longtemps ? L’oiseau migrateur a grande envie de retrouver son nid douillet, ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse d’Hilary qui lui faisait face.

— Tu sais bien que miss Dawson déteste voyager seule. Tu n’auras pas le cœur de la laisser franchir sans ton appui les flots hargneux de la Manche en hiver…

Hilary releva son joli nez, ce qui annonçait chez elle une poussée d’humeur combative :

— Qui vous a dit que j’étais désireuse de rentrer à Londres ?

— Ne l’étes-vous pas ? Je pensais que vous souhaitiez reprendre contact au plus vite avec le British Muséum ?

— Rien ne presse. J’ai très envie de séjourner quelque temps à Paris, de visiter quelques musées, les boutiques de la rue de la Paix… et toutes ces choses !… Adalbert me guidera.

— Il ne vous viendrait pas à l’idée qu’Adalbert puisse avoir autre chose à faire ?

— Et vous-même ? N’ai-je pas entendu dire que vous avez d’importantes affaires… à Venise ? Pourtant on ne vous y voit pas souvent ?

— Vous devrais-je, par hasard, des comptes ?

Voyant s’allumer, dans les yeux d’Aldo, une inquiétante lueur verte, Adalbert jugea bon de prendre sa part d’un dialogue qui tournait au vinaigre :

— Calmez-vous, tous les deux ! Chère Hilary, vous ne doutez pas, j’espère, du plaisir que j’éprouve en votre compagnie…

— Du plaisir ? J’espérais mieux…

— Il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer trop tôt. Cela dit, je serai très heureux de vous consacrer tout le temps que vous voudrez… mais un peu plus tard. Je vous ai confié que nous avions, Morosini et moi, une mission à accomplir, ajouta-t-il sans paraître s’apercevoir du regard furibond que lui lançait Aldo, et nos dernières aventures ont dû vous en convaincre…

— Vous savez très bien que je suis prête à tout partager avec vous… lança-t-elle avec un feu qu’elle parut regretter aussitôt car elle rougit jusqu’à la racine de ses blonds cheveux.

Attendri, Adalbert prit sa main sur la nappe et y posa un baiser léger :

— Vous me rendez infiniment heureux, murmura-t-il, mais vous avez suffisamment pris de risques jusqu’à présent et c’est à moi de veiller à ce que vous ne couriez pas d’autres dangers. Peut-être serons-nous obligés de repartir un jour prochain et je ne vous cache pas que je serais plus tranquille de vous savoir à Londres…

Elle se leva comme si un ressort venait de se détendre sur son siège :

— Vous feriez mieux d’être plus franc et de dire, une bonne fois, que vous voulez vous débarrasser de moi…

Et, sans attendre la réponse, elle fila comme une flèche à travers la voiture-restaurant. Adalbert se leva aussitôt pour la suivre mais Morosini le retint :

— Un instant ! Que lui as-tu dit au juste de ce que nous recherchons ?

— Rien d’autre que ce qu’elle vient de te dire… sur l’honneur ! Elle nous prend, je crois, pour une paire d’agents secrets et elle trouve ça passionnant…

— Et… pardonne cette question indiscrète, mais qu’y a-t-il au juste entre vous ?

— Pas ce que tu imagines, en tout cas ! C’est une… vraie jeune fille. Elle songerait plutôt au mariage.

— Et toi ?

Vidal-Pellicorne eut un geste des épaules assez intraduisible qui pouvait signifier aussi bien ignorance que fatalisme, poussa un soupir et finalement déclara :

— Je n’ai jamais eu envie de me marier. J’aime trop ma vie de célibataire mais il est certain que, lorsque je la regarde, je me sens un peu moins sûr de moi.

— Alors va la rejoindre et faites la paix. C’est ta vie, pas la mienne et je n’ai pas le droit de m’en mêler. Au besoin, offre-lui mes excuses !…

L’incident était clos mais Morosini demeurait dans l’incertitude. Arrivés à Paris, Hilary pria Adalbert de lui trouver un taxi qui la conduirait au Ritz et, après un froid salut, Aldo eut la satisfaction de voir enfin l’Anglaise s’éloigner de lui. Escortée tout de même par Adalbert.

— Ensuite je passe chez moi, dit celui-ci, et je te rejoins rue Alfred-de-Vigny…

— Et si Tante Amélie n’y est pas ? Tu sais qu’elle a volontiers la bougeotte…

— Alors tu viens à la maison… en attendant qu’on la rejoigne. J’espère seulement qu’elle ne sera pas partie pour les États-Unis ou l’Afrique du Sud !

Mais la marquise était chez elle. Aldo, accueilli avec un large sourire par Cyprien, le vieux maître d’hôtel, tomba au milieu de son petit déjeuner qu’elle prenait au lit, tandis que Marie-Angéline lui lisait Le Figaro.En particulier le carnet mondain à la rubrique « décès ».

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