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— À mon âge, disait-elle, il est bon de savoir qui l’on doit rayer de son carnet d’adresses…

L’arrivée d’Aldo éclaira d’un seul coup une humeur plutôt sombre que le temps gris et pluvieux n’arrangeait pas :

— Tu es juste ce dont j’avais besoin ! s’écria-t-elle en lui tendant des bras vêtus de batiste mauve à entre-deux de dentelle. Ne sachant plus ce que tu devenais, Plan-Crépin et moi étions en train de nous engluer dans un affreux cafard…

— … doublé d’hypocondrie ! flûta la lectrice. Notre humeur noire nous rendait volontiers agressive !

— Et vous revenez de la messe à Saint-Augustin où vous avez dû communier ? aboya la vieille dame indignée. Eh bien, ma fille, vous pouvez retourner à confesse ! Vous mériteriez que je vous envoie faire des courses.

— Vous ne ferez pas cela, soupira Aldo en se laissant tomber dans un petit fauteuil. J’ai beaucoup de choses à vous dire. À toutes les deux !

— Eh bien, ça attendra… jusqu’à ce qu’on t’ait servi un copieux petit déjeuner. Tu as une mine à faire peur. Toujours pas de nouvelles de Lisa, bien sûr ?

— Aucune.

— Et… les pierres ?

— Nous avons pu retracer leur parcours jusqu’à ces derniers temps.

— Alors tu sais où elles sont ?

— Pas encore… mais je compte sur vous pour me le dire…

— Moi ?

— Oui. Mais il faut d’abord que je vous raconte notre aventure.

Tout en absorbant quantité de croissants, de tartines de beurre, de confitures, de pain d’épices et de café, Aldo fit un récit aussi précis que possible en gommant toutefois les réalités de sa nuit avec Salomé et le souvenir désagréable qu’avait laissé sur son cou celle avec Ilona. Un morceau de taffetas gommé en cachait pudiquement la trace. En réalité, Mme de Sommières ne prêta pas grande attention à ses dernières paroles. Depuis qu’il avait prononcé le nom du prince Reiner, elle était devenue songeuse. Elle garda même le silence pendant un instant quand il eut fini de parler. Finalement, elle hocha la tête d’un air dubitatif mais son œil brillait d’une petite flamme amusée quand elle le reposa sur son neveu :

— Il n’y a jamais eu de prince Reiner à la cour de Ferdinand. Cette fille t’a raconté des histoires… ou plutôt elle a mis un masque à son personnage. Il doit s’agir en réalité de Manfred-Auguste, un cousin Hohenzollern, et la reine Marie, en effet, m’a parlé de son aventure « choquante » avec une tzigane, une fille qu’il avait installée dans un ancien pavillon de chasse pas bien loin de Sinaïa…

— C’est peut-être ça en effet mais si nous en arrivons aux suppositions, les choses ne vont pas s’éclaircir facilement. Partant de ce prince, verriez-vous, dans ses cousines, une princesse allemande ayant la passion des émeraudes… en supposant qu’il y en ait encore d’assez riches après une guerre qui en a ruiné les trois quarts pour s’offrir des joyaux de cette importance…

Mme de Sommières ne répondit pas : elle venait de retomber dans ses réflexions mais, cette fois, elle pensait tout haut :

— Des cousins et cousines, la double maison de Hohenzollern et Hohenzollern-Sigmaringen d’où sortent les rois de Roumanie en déborde mais si, comme tu dis, nous partons du principe qu’il s’agit de Manfred-Auguste, je ne vois dans sa parentèle aucune princesse qui corresponde à ce qu’on cherche…

— Oh non !… gémit Aldo qui croyait bien voir un nouveau mur se dresser devant lui.

— … mais… mais il y a une grande-duchesse. Ta comtesse-tzigane n’a pas dû faire la différence et d’ailleurs l’acheteuse a dû se garder de donner son nom véritable. Oui, tout ce que j’ai à t’offrir, c’est une grande-duchesse !

— Une Russe ? Et après la révolution d’Octobre ?…

— Certains, rares je veux bien l’admettre, ont réussi à conserver une fortune mais, en l’occurrence, cette grande-duchesse-là ne doit pas son titre à la famille impériale même si elle presque russe. Je dis presque parce qu’elle est géorgienne. Fedora Dadiani, qui descend des princes de Mingrélie, a épousé le grand-duc Karl-Albrecht de Hohenburg-Langenfels qui était beaucoup plus âgé qu’elle et qui l’a laissée veuve avec une fortune, des terres et quelques châteaux dont l’un particulièrement imposant…

Ressuscité, Aldo se frappa le front du plat de la main :

— Un de ces princes médiatisés dont l’Allemagne possédait une si belle collection ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? J’ai entendu parler de la grande-duchesse Fedora mais je ne l’ai jamais rencontrée et j’ignorais qu’elle fût collectionneuse de bijoux…

— Elle ne l’est pas vraiment elle a seulement une passion pour les émeraudes…

— … et elle n’a pas pu résister à celles que je cherche. Eh bien, Tante Amélie, je crois qu’en quelques minutes vous avez fait le tour de la question. Les « sorts sacrés » sont chez cette femme et il faut que je la trouve !

— C’est plus facile à dire qu’à faire : c’est une très jolie femme qui voyage beaucoup et qui collectionne les amants. À ce que l’on m’a dit, précisa la marquise. Plan-Crépin, je prendrais bien une tasse de café : ce garçon a tout bu !

— Connaissez-vous quelqu’un qui puisse m’introduire auprès d’elle ?

— Mon Dieu, non. En dehors de Marie de Roumanie qui ne l’aime guère et de Manfred-Auguste qui a été son amant et que j’ai seulement rencontré une fois, à Bucarest, je ne vois personne…

S’éleva alors la voix tranquille mais triomphante de Marie-Angéline qui était allée jusqu’à la porte transmettre l’ordre de la marquise :

— Après-demain, la princesse Murat donne, dans son hôtel de la rue de Monceau, une soirée au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes… Elle y sera !

— Comment, diable, savez-vous ça ? exhala Aldo mais Mme de Sommières avait déjà la réponse :

— La messe de six heures à Saint-Augustin, bien entendu ! As-tu déjà oublié que Plan-Crépin y puise le plus clair de ses informations ? Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers sa lectrice, comment pouvez-vous savoir qu’elle y sera, comme vous dites ?

— Oh, c’est un peu la vedette de la soirée. Surtout auprès des serviteurs : elle est tellement généreuse que c’est tout juste si la domesticité de la princesse Murat ne brûle pas de cierges quand elle arrive. Et puis outre le fait qu’elle est extrêmement décorative, sa présence rappelle le souvenir de feu la princesse Achille Murat qui était née Salomé Dadiani et reine de Mingrélie {7}dont elle était cousine. On aime assez à entretenir le souvenir des couronnes royales chez les Murat.

— Merci infiniment, Angélina ! s’écria Morosini qui se sentait revivre. Vous êtes vraiment la meilleure source d’informations que j’aie jamais rencontrée. Et… sauriez-vous, par hasard, comment je pourrais réussir, en quarante-huit heures, à me faire inviter dans une maison où je ne connais personne et surtout pas les maîtres de maison ? fit-il avec une pointe de taquinerie.

S’il pensait la prendre de court il se trompait. Marie-Angéline lui jeta un coup d’œil plein de défi :

— Non, fit-elle, mais je vais me renseigner !

Et elle se précipita hors de la chambre. Une heure plus tard elle était de retour porteuse d’une information que Morosini jugea intéressante : il y avait vente à l’hôtel Drouot cet après-midi-là. On y disperserait la bibliothèque d’un vieux général descendant d’un officier de la Grande Armée comportant des ouvrages ayant appartenu à Napoléon Ier et une collection de lettres de l’Empereur et de ses maréchaux patiemment réunie au long d’une vie. Le prince Murat étant couché avec la grippe, sa femme se rendrait à la vente avec sa secrétaire et sa sœur, la duchesse de Camastra.

Aldo était bien conscient qu’il y avait une marge sévère entre assister à une vente où il y aurait foule à quelques pas d’une dame et amener ladite dame à une invitation et il ne savait pas trop comment il allait s’y prendre mais pour atteindre la femme qui détenait les « sorts sacrés », et donc la vie de Lisa, il était prêt à n’importe quelle folie. Et puis il comptait un peu sur sa bonne étoile.

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