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Elle était au rendez-vous car la première personne qu’il rencontra dans le vestibule du célèbre hôtel des ventes parisien fut son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme, qui faillit lui rentrer dedans tant il était occupé à compulser un catalogue. Ce qui l’obligea à soulever les lourdes paupières lui conférant souvent un air endormi dont il jouait avec maestria :

— Comment ? C’est toi ? s’écria celui-ci en oubliant de contrôler le léger accent méridional qu’il maîtrisait si bien d’habitude. Tu es à Paris et tu ne m’as pas encore appelé ?

— Je viens d’arriver, mon bon ! J’ai débarqué de l’Arlberg-Express ce matin…

— Toujours en train de courir l’Europe derrière quelque bijou fabuleux ? Comment va ta femme ? J’espère qu’elle est avec toi et que je vais avoir le plaisir de lui être présenté ?

— Pas cette fois-ci. Lisa n’est pas avec moi…

Une fausse indignation fit frémir le grand nez de l’antiquaire qui le faisait ressembler à un Louis XI dodu habillé à Bond Street :

— Tu la laisses déjà à la maison alors que vous n’êtes mariés que depuis quelques mois ?

— Il le faut bien. Je me déplace souvent et Lisa, qui a déjà beaucoup voyagé, n’aime rien tant que Venise…

— Elle n’a pas tort mais toi tu es bien imprudent de la laisser seule : elle est ravissante.

— Je sais, fit d’un ton morne Aldo qui se découvrait une bien inopportune envie de pleurer. Heureusement, Vauxbrun lui demandait, sans souffler autrement, ce qu’il venait faire à Drouot alors qu’il n’y avait pas le moindre bijou inscrit au programme. Mais il n’eut pas le temps de répondre : l’antiquaire se détournait pour saluer, avec une élégance très Grand Siècle, deux dames de haute mine qui s’apprêtaient à pénétrer dans la salle près de laquelle on se tenait. Elles lui répondirent avec cette grâce souriante que l’on réserve à ceux que l’on apprécie et continuèrent leur chemin suivies des yeux par les deux hommes, surtout par Aldo à qui l’allure quasi royale d’une de ces deux femmes rappelait quelque chose. C’était une dame déjà âgée – la soixantaine fraîche – mais dont les magnifiques cheveux argentés, coiffés d’une toque de velours noir enveloppée d’une voilette, semblaient faits pour porter couronne :

— Qui sont-elles ? demanda-t-il.

— Tu ne le sais pas ? Je croyais que tu connaissais tout l’armorial européen sans compter le Gotha ? Il s’agit de S. A. la princesse Murat symbole à elle toute seule de la grandeur de l’Empire puisqu’elle est née Cécile Ney d’Elchingen. L’autre est sa sœur, la duchesse de Camastra, mais celle-là, au moins, tu devrais la connaître ? Les Camastra sont siciliens.

— Je ne sais pas si tu es au courant : entre Venise et la Sicile, il y a quelque distance. Mais tu me demandais à l’instant ce que je venais faire ici ? Eh bien, mon cher, je ne suis venu que dans l’espoir de rencontrer la princesse.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

— Elle donne après-demain une soirée au bénéfice des réfugiés russes et je voudrais y assister…

— Tu as une telle passion pour les réfugiés russes ?

— Certains d’entre eux ont été de bons clients…

— Et tu souhaites les aider par le truchement d’une œuvre… oh, mais j’y suis ! fit soudain Vauxbrun en se frappant le front.

— Où es-tu ?

— Au fait de tes intentions ! Que je suis stupide !… tu es trop de la partie pour ignorer qu’on va vendre prochainement ici des joyaux Romanov dont la couronne de Catherine II qui porte environ 4 000 carats de pierres précieuses. Tu veux t’approcher ?

— Tu as tout compris ! exhala avec soulagement Morosini pour qui cette vente annoncée était la première nouvelle mais dont il se promit bien de se procurer la date en admettant que Guy Buteau n’en ait pas déjà connaissance.

— C’est on ne peut plus facile et, à la limite, tu pourrais même te passer de moi : tu as un grand nom, un grand titre, tu es un expert connu. Tu seras reçu… je ne dirai pas à bras ouverts parce que ce n’est pas du tout le style de la princesse, mais avec grâce. Surtout si tu es disposé à faire un don… Je te présenterai à la fin de la vacation… Ça va commencer bientôt : allons nous installer !

— Au fait, pourquoi es-tu ici ? Tu es spécialiste du XVIIIe siècle. Pas de l’Empire ?

— Mais je suis tout à fait dans mon rôle, mon bon ! Je viens acheter pour un… très bon client, une rarissime édition des Liaisons dangereusesaux armes du duc de Chartres. Une bibliothèque n’appartient jamais à une seule époque et tu vois que ma présence est toute naturelle.

Jamais vente ne parut si longue à Morosini en dépit de la petite guerre que se livrèrent la princesse Murat et l’envoyé du prince Victor-Napoléon, chef de la maison impériale, que l’exil retenait à Bruxelles où il était d’ailleurs très malade. Querelle dont lui-même se mêla pour arracher à prix d’or une lettre de l’Empereur au maréchal Marmont dont il souhaitait faire un cadeau. Cela lui valut un coup d’œil surpris de la princesse, un regard furieux du mandataire et une remarque acide de Gilles Vauxbrun :

— Quelle mouche t’a piqué ? Tu as une passion pour le « traître d’Essonnes » ?

— Non, mais il était bourguignon et cela fera plaisir à mon cher Guy Buteau qui l’est aussi. Il collectionne volontiers les souvenirs de sa province bien-aimée.

— Tu sais que la princesse n’a pas l’air content du tout ? Drôle de façon de se faire bien voir !

— Cela me permettra de lui offrir des excuses… circonstanciées. Et puis, au moins, elle saura qui je suis.

En effet, l’antiquaire vénitien était connu à l’hôtel Drouot et le commissaire priseur s’était fait un plaisir d’annoncer avec un sourire et un salut :

— Adjugé au prince Morosini que nous sommes toujours heureux de recevoir ici !

La vacation achevée et avant même d’aller chercher son achat, Aldo se dirigea droit vers la grande dame sans même laisser à son ami le temps de prendre l’initiative. Il la salua, ainsi que sa sœur, en homme qui sait son monde puis ajouta avec son plus beau sourire :

— Je crains d’avoir contrarié Votre Altesse mais je ne suis venu que pour acheter cette lettre, mentit-il avec un aplomb confondant.

Elle braqua sur lui un face-à-main réprobateur :

— Chacun est libre ici, monsieur, puisque, hélas, nous sommes en république. Vous écrivez un livre, peut-être ?

— Nullement, madame. Je souhaite seulement faire un cadeau de Noël à un vieil et cher ami pour qui une lettre de l’Empereur… même au duc de Raguse, sera le plus beau des présents.

— On dirait qu’il fait bon être de vos amis ? Vous vous montrez généreux pour eux…

Gilles Vauxbrun pensa qu’il était temps pour lui d’entrer en scène :

— Plus que généreux, Altesse, et pas seulement pour ses amis mais pour toute détresse. J’espérais d’ailleurs que Votre Altesse me permettrait de le lui présenter à l’issue de la vente. Le prince Morosini, expert en joyaux historiques, est bien connu des réfugiés russes dont Votre Altesse s’occupe avec tant de bonté…

Le face-à-main retomba au bout de sa mince chaîne d’or tandis que les beaux sourcils de la vieille dame se relevaient :

— Vraiment ? En ce cas j’aimerais à en faire l’expérience : je donne, après-demain, une soirée au bénéfice de ces malheureux. Nous vous enverrons une invitation. Où habitez-vous ?

— Rue Alfred-de-Vigny, chez ma grand-tante la marquise de Sommières…

— Oh, nous sommes voisins ! Nous aurons plaisir à vous recevoir… prince !

Le titre était enfin venu alors qu’Aldo en avait fait son deuil. En même temps, le plus charmant sourire venait d’éclore sur le beau visage hautain…

— Eh bien, voilà ! fit Vauxbrun avec satisfaction. Nous avons, je crois, bien travaillé…

— Est-ce que tu y seras, toi, à cette… soirée ?

— Non, mon bon ! Un, je ne suis pas invité et, deux, je n’ai pas du tout envie de dépenser une fortune contre un concert, même de qualité, et un souper. Alors amuse-toi bien !… mais n’oublie pas de venir déjeuner ou dîner avec moi avant de repartir !

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