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— Vous voilà… satisfait… je pense ! haleta-t-il tandis que l’Allemand retenait le geste de son serviteur qui s’apprêtait à rejeter la terre mais il était si épuisé qu’il ne le remarqua pas.

— Pas encore tout à fait ! Il faut que vous signiez le document que voilà, dit Taffelberg avec une soudaine douceur. Achmet, ici présent et votre serviteur, tout à l’heure, signeront comme témoins et nous y apposerons votre sceau, ajouta-t-il en désignant la chevalière que le comte portait à la main droite. Ainsi seront remplies les dernières volontés de Son Altesse. Signez de tous vos noms, s’il vous plaît ! Pas d’un vague gribouillis !

Il tendait un stylo décapuchonné que l’autre prit d’un geste machinal pour s’approcher de l’autel où l’épais papier avait été jeté. Voyant venir la fin de son cauchemar, il tremblait moins et ce fut d’une main assez ferme qu’il s’exécuta. Ensuite il se baissa pour ramasser le sac de velours mais Taffelberg, souriant cette fois, s’en empara avant lui :

— C’est ici qu’intervient, dans notre belle histoire, la petite modification que j’entends y apporter. Il vaut mieux, je crois, que je garde ces bijoux dont, au fond, vous ne sauriez que faire.

— Quoi ? s’écria Manfredi ressuscité comme par miracle. Vous voulez…

— Les garder, bien sûr ! Vous-même ne sauriez comment expliquer leur présence à votre épouse que je regrette beaucoup de n’avoir pu saluer. En revanche ils me seront, à moi, d’une grande utilité car, si vous voulez tout savoir, je n’ai pas l’intention de rentrer dans une Allemagne au bord de l’anarchie pour servir de domestique à un vieillard bientôt gâteux et j’ai quitté Hohenburg sans esprit de retour. Avec ça et le peu que je possède nous allons passer en Amérique, mon fidèle Achmet et moi-même, pour y commencer une nouvelle vie !

— Ainsi… avec vos grands airs, vous n’êtes qu’un voleur ? gronda Manfredi qui, au fond, se faisait doucement à l’idée d’enrichir son trésor personnel de ces pièces exceptionnelles.

— Même pas. Je ne vous prends rien puisque vous ne les avez jamais eus et Son Altesse n’en a vraiment plus besoin…

— Et ce papier pour le notaire. Vous ne devez pas le lui remettre ?

— Je l’enverrai par la poste avant de quitter l’Europe ! À présent, mon cher comte, nous nous sommes, je crois, tout dit et comme je n’ai aucune envie que vous me couriez après…

Il relevait son revolver mais il n’eut pas le temps d’appuyer sur la gâchette. Un coup de feu éclata et, avec sur le visage une immense surprise, Fritz von Taffelberg s’écroula tandis que Morosini, suivi d’un Giuseppe tellement bouleversé que ses dents claquaient, faisait son entrée dans la chapelle salué par un hurlement de fureur : le Turc fonçait sur lui comme le rocher d’une avalanche, ses énormes mains en avant.

— Attention ! hurla Manfredi, mais Aldo était sur ses gardes.

Il esquiva comme le matador devant la charge du taureau et Achmet, emporté par son élan, alla s’assommer contre les tôles du fourgon.

C’était une telle force de la nature qu’il fut seulement étourdi mais ce fut suffisant pour que Morosini, Manfredi et Giuseppe se ruent sur lui d’un accord tacite et le réduisent à l’impuissance avec les cordes dont on venait de se servir. On le rentra dans la chapelle, on l’assit contre un pilier et on revint à l’acteur principal qui, lui, ne donnait plus signe de vie. Aldo s’agenouilla, prit son pouls.

— Il… il est mort ? émit Giuseppe d’une voix chevrotante.

— Tout à fait ! Je n’avais pas l’intention de le tuer mais, dans l’urgence, j’ai trop bien tiré peut-être…

— Vous n’allez pas le regretter, j’espère ? s’écria Manfredi. Si vous ne l’aviez abattu, il me tuait. Mon cher prince, je vous dois la vie ! Mais qu’allons-nous faire de lui ? Et du prisonnier ?

— On va prévenir la police, fit Giuseppe.

— Vous êtes fou, mon ami ! Que voulez-vous que nous lui racontions ? dit le comte. Le mieux serait peut-être… d’éliminer aussi cet homme ?

— Ne comptez pas sur moi pour ça, fit Morosini sèchement. Jamais je ne tuerai de sang-froid. Surtout un homme sans défense !

— Retirez-lui ses liens et vous verrez s’il est sans défense ! Si nous n’avions réussi à le maîtriser, il nous assommait tous.

S’éleva alors, derrière eux, une voix de basse taille s’exprimant comme les autres en italien :

— Sûrement pas ! Je voulais seulement vous ôter de mon passage afin de pouvoir fuir avec le fourgon, dit Achmet qui semblait curieusement détendu.

— Fuir où ? demanda Morosini. En Amérique ?

— Non. Je voulais rentrer chez moi, à Istanbul… maintenant que je suis libre !

— Ne l’étiez-vous pas ? Un serviteur n’est pas un esclave, que je sache, et vous étiez entièrement dévoué à Taffelberg.

— Moi, j’étais esclave. Il faut vous dire qu’il y a cinq ans, j’ai commis un crime. Le baron m’a sauvé du bourreau à condition que je devienne son serviteur aveugle et sourd. Dévoué, quoi !…

— Il vous avait fait signer des aveux complets de la faute commise et gardait ce papier par-devers lui ? avança Alberto Manfredi.

Dans ses liens le Turc se redressa et, dédaignant celui qui venait de parler, il planta ses yeux noirs dans ceux de Morosini.

— Non. Pas de papier ! Il avait ma parole et savait que je n’y manquerais jamais. Je suis peut-être un meurtrier mais je suis, avant tout, un homme d’honneur. Cette parole, je vous la donnerai à vous si vous me laissez partir librement vers mon pays. Personne ne saura jamais rien de ce qui s’est passé ici !…

Il y eut un silence. Les trois autres protagonistes de la scène pesaient ce qu’ils venaient d’entendre. Enfin, le comte émit en haussant les épaules :

— C’est un peu mince comme garantie, vous ne trouvez pas ?

— Non, fit Aldo dont le regard ne quittait pas celui du prisonnier. Non, je ne trouve pas. À moi sa parole suffira… ou alors je ne sais plus juger un homme…

— Vous voulez le libérer ? Qui vous dit qu’il ne nous sautera pas dessus aussitôt ? Nous ferions mieux de le livrer à la police.

— Vous rêvez, mon cher comte ! Vous imaginez la police pataugeant dans cette histoire plus que bizarre ? À moins que vous n’ayez vraiment envie de faire connaissance avec les prisons helvétiques ? Elles ne doivent pas être beaucoup plus confortables que les autres et, en outre, si votre femme doit rester en dehors de tout ceci, vous auriez gagné…

Sans attendre la réponse, il se pencha pour libérer Achmet de ses liens et l’aida même à se relever en concluant :

— À moi sa parole suffira et j’en prends la responsabilité…

Debout, le Turc considéra ce prince qui refusait de le traiter en malfaiteur et s’inclina devant lui.

— Merci, seigneur ! Vous avez la parole d’Achmet Chelebi. Vous me rendez la liberté et je ne l’oublierai pas. Mais, avant de partir, je vais vous aider.

Il alla prendre, dans le véhicule, l’une des couvertures que les routes de montagnes avaient rendues nécessaires. Puis, après en avoir vidé soigneusement les poches, il enveloppa soigneusement le cadavre qu’il alla déposer dans la tombe ouverte à la place que le défunt avait réservé à Manfredi, après quoi il combla la fosse avec une partie de la terre et, aidé cette fois par Giuseppe, replaça les dalles que les deux hommes tassèrent de tout leur poids.

— À présent, dit-il, il faut disperser ce qui reste de terre. Avez-vous une brouette ?

Giuseppe se chargea d’aller en chercher une à laquelle il joignit deux balais et, toutes ses craintes définitivement envolées, aida le Turc à nettoyer la chapelle. Quand ils eurent fini, plus rien ne laissait supposer qu’il s’était passé quelque chose en cet endroit tant le travail était bien fait.

— La porte refermée, je jetterai la clef, dit Manfredi. Ainsi il se passera un moment avant que quelqu’un entre ici…

— Vous pouvez partir maintenant, dit Aldo au Turc. Je vous souhaite de longues années dans votre pays. Des années de paix… et d’oubli.

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