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— Mon Dieu ! C’est ma femme… et un homme est avec elle. Comment est-elle déjà là ?…

— Plus tard, la réponse ! Il faut aller au plus pressé emportez ce sac, videz-le où vous voudrez et mettez à la place votre collection de turquoises…

— Mais… mais pourquoi ?

— Faites ce que je vous dis et vite ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Et laissez-moi la recevoir ! Ah ! quand vous reviendrez, faites comme si vous ne l’aviez pas entendue rentrer !

Manfredi s’éclipsa tandis que le marbre du vestibule résonnait sous de hauts talons et que le bruit d’une dispute emplissait la maison :

— Arriverai-je jamais à me débarrasser de vous ? clamait une voix féminine sur le mode aigu.

— Je vous ai dit et répété que j’ai reçu mission de veiller sur vous, fit en écho une voix plus mâle qui était celle beaucoup plus paisible d’Adalbert.

La seconde suivante Annalina Manfredi pénétrait en trombe dans le petit salon apportant dans les fourrures qui l’enveloppaient l’air vif du dehors et un parfum d’œillet poivré et de bois de santal. Soudain muette, elle s’arrêta net en face de l’homme de haute mine, si naturellement élégant, qui s’inclinait devant elle sans un mot. Visiblement, il n’était pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver chez elle. Elle retrouva la voix pour demander :

— Mais… mais qui êtes vous, monsieur ? Et où est mon mari ?

— Prince Aldo Morosini, de Venise, pour vous servir, comtesse ! Votre époux vient dans un instant… Bonsoir, Adalbert, ajouta-t-il en voyant son ami inscrire son mètre quatre-vingts derrière la fine silhouette d’Annalina qui réagit aussitôt :

— Vous vous connaissez ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Rien que de très simple, au fond, et de très naturel quand un époux aime sa femme comme vous êtes aimée, répondit Aldo en allumant son plus beau sourire au bénéfice de la jeune furie. Qui n’en parut pas d’ailleurs autrement émue :

— Ah vous trouvez ça très simple et très naturel ? Ce personnage me harcèle depuis qu’hier j’ai quitté Lugano…

— Je me suis contenté d’allumer votre cigarette, protesta Adalbert. Si vous appelez ça harceler ?…

— Je veux bien l’admettre mais ensuite vous m’avez suivie jusque chez ma sœur. Là vous m’avez épiée, guettée…

— … en manquant mourir de froid sous le contrefort glacé d’une église, oui, madame, et j’en suis fier !

Reprise par la querelle qui durait depuis Lucerne, Annalina riposta, féroce :

— Dommage que vous n’ayez pas réussi ! Et qu’avez-vous fait ensuite quand vous m’avez vue sortir…

— … à pied, en pleine nuit et furieuse pour regagner la gare ? Je vous ai suivie, parbleu ! Et j’ai essayé de vous expliquer : un, qu’il n’y avait pas de train pour Lugano avant le matin et, deux, que votre mari, devant régler une affaire délicate, m’avait chargé de veiller sur vous et de vous retenir jusqu’à ce que tout soit fini…

Annalina explosa avec une violence qui rappela à Aldo les colères de sa chère Cecina :

— Une affaire délicate ? Une affaire de femme, oui ! J’ai été écartée de chez moi sous un prétexte fumeux pour qu’Alberto puisse recevoir l’une de ses nombreuses maîtresses et vous, dont je ne veux même pas savoir le nom, vous êtes son complice dans cette histoire ignoble !… Mais ça ne va pas se passer comme ça… Alberto ! Alberto où es-tu ?… Elle se ruait vers la porte. Aldo la saisit au passage sans trop de douceur et la maîtrisa :

— Soyez un peu raisonnable, comtesse ! Je n’ai rien d’une femme, il me semble ?

— Lâchez-moi, voulez-vous ? Cela ne prouve rien, sinon que vous devez être complice vous aussi. Cette femme est quoi, votre sœur, une cousine ?…

Aldo la lâcha, puis d’une voix aussi coupante qu’une lame d’acier, il déclara :

— Je ne fais pas commerce de femmes, comtesse, mais de joyaux anciens ! Et il n’est pas question de maîtresse mais au contraire d’une preuve d’amour ! Apparemment vous n’avez jamais entendu parler de moi ?

Douchée mais avec un maximum de mauvaise grâce la jeune femme admit :

— Si, bien sûr ! Vous êtes connu mais cela ne dit pas ce que vous aviez de si secret à traiter avec mon époux… ni ce que peut bien être cette fameuse preuve d’amour ? Si Alberto veut m’offrir un bijou, il n’a pas besoin d’un si grand secret !

— Si c’était le cas, en effet ! Cependant il ne s’agissait pas pour lui d’acheter mais de vendre.

— De… vendre ? Mais quoi ?… tout de même pas…

— Sa collection de turquoises, si, madame !

Elle pâlit si brusquement qu’Aldo tendit les mains croyant qu’elle allait s’évanouir mais elle se retint à un meuble et resta debout.

— Qu’essayez-vous de me dire ? Que mon époux est… ruiné ?

— Pas encore complètement mais peu s’en faut. Vous savez comme il tient à sa collection ? Jugez en conséquence !

La voix d’Annalina jusque-là emplie des éclats aigres de la colère changea soudain, devint plus douce, plus grave et plus triste :

— Et c’est moi qui l’ai mené là, n’est-ce pas ? Moi et ma manie du tapis vert… Voilà pourquoi il lui fallait m’éloigner pour vous rencontrer en toute tranquillité ?

Morosini s’inclina sans répondre mais, à cet instant, Manfredi reparut portant une mallette :

— Tout est là, mon cher ami ! dit-il. Puis, feignant de s’apercevoir de la présence de sa femme : Comment, tu es là ? Mais il n’y a pas de train à cette heure-ci ? Comment as-tu fait ?

Il s’adressait à Annalina mais son regard interrogeait avec un parfait naturel Vidal-Pellicorne qu’il voyait cependant pour la première fois mais dont il devinait qu’il était l’accompagnateur annoncé par Morosini. Ce qui faisait grand honneur à son talent de comédien !

L’archéologue sourit :

— Le rapide de Milan… et la sonnette d’alarme !

— Tu as fait arrêter le train pour toi, mon cœur ? fit Alberto en s’approchant de sa femme qu’il enveloppa de ses bras. Est-ce bien raisonnable ?

— Pardonne-moi mais… depuis hier soir, je suis comme folle ! Lorsque je suis arrivée chez Ottavia elle tombait des nues, ne comprenait pas ce que je venais faire et quand j’ai parlé du télégramme, elle a juré ses grands dieux n’avoir jamais rien envoyé mais, tout de suite après, elle s’est livrée contre toi à une si violente diatribe que nous nous sommes disputées pendant des heures. Tout ce que nous pouvions avoir de griefs, nous nous les sommes jetés à la tête…

— Elle ne t’a même pas invitée à dîner ?

— Elle non, mais Gottfried, le vieux maître d’hôtel de mon père, nous a fait passer à table… où nous avons continué. Tu sais quel souffle elle peut avoir ?

— Toi aussi, sourit son époux. Un talent de famille en quelque sorte…

— Je sais !… Gottfried avait aussi préparé une chambre pour moi mais j’ai refusé de passer la nuit dans une maison où l’on te traîne dans la boue.

— Et comme ta sœur m’accusait d’avoir voulu recevoir une maîtresse, toi tu as voulu savoir si elle n’avait pas un peu raison ?

— Je l’avoue…

— Eh bien, tu as vu je recevais seulement le prince Morosini dont tu connais la réputation… et qui est aussi un ami.

Tout en parlant, il reprenait la mallette qu’il avait posée pour embrasser Annalina dans l’intention de la donner à Morosini mais la jeune femme s’interposa :

— Non, Alberto ! Tu ne feras pas cela !… Jamais je ne me pardonnerais si, à cause de mes folies tu te séparais des pierres que tu aimes tant. Il doit y avoir moyen de s’arranger autrement. Et d’abord, je vais me faire « interdire » !

— Tu serais trop malheureuse et je te veux heureuse !

— Auprès de toi je le serai toujours !…

Repris par leur amour, Alberto et Annalina semblaient avoir oublié qu’ils avaient des spectateurs mais la jeune femme se reprit et vint vers eux :

— Je suis désolée que l’on vous ait dérangé pour rien, prince… surtout dans des conditions aussi… inhabituelles, dit-elle en tendant une main sur laquelle Morosini s’inclina, mais je veux que mon époux garde ce qui lui est si cher et nous trouverons une autre solution. À vous aussi, monsieur, je dois des excuses, ajouta-t-elle à l’intention d’Adalbert. Je crains de vous avoir fait passer une fort mauvaise nuit !

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