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— Le reste de tes bagages embarquera avec nous dans le train pour Kapurthala, ajouta-t-elle. Quant à Adalbert, je le garde. Il connaît déjà tout le monde à la Résidence et il dînera avec nous…

Dîner, Lisa et Aldo n’y songeaient même pas. Ils se retrouvaient, dans cet hôtel du bout du monde, les mêmes qu’au soir de leur mariage dans la petite auberge des bords du Danube ou encore qu’à Jérusalem quand Lisa, emballée dans d’invraisemblables draperies, avait rejoint au « King David » un époux qui désespérait de la revoir. Encore, ce soir-là, l’état de grossesse avancée où se trouvait la jeune femme avait-il contraint le couple réuni à quelques précautions. Mais la femme qu’Aldo tenait dans ses bras était mince comme une liane et ne réclamait aucun ménagement, bien au contraire…

Vers minuit la faim les ramena à la surface du monde. Aldo commanda du champagne, des sandwichs et ils firent la dînette au milieu du lit dévasté mais assez grand pour accueillir une famille nombreuse.

— On a presque l’impression de faire un pique-nique ! remarqua Lisa en dégustant son champagne avec un plaisir visible.

— Parce que tu as déjà fait des pique-niques dans la tenue d’Éve ? Il faudra que je surveille tes séjours en Autriche !

— En Autriche on ne fait pas ces choses-là. Le pique-nique est une spécialité anglaise… et il vaut mieux être chaudement vêtue. Mais j’avoue qu’ici… au bord d’une rivière…

Elle s’étira avec une grâce voluptueuse qui fit bouillir le sang de son époux. Repoussant le plateau, il se jeta sur elle :

— D’accord, à condition que ce soit moi qui joue les crocodiles. Les rivières en sont pleines, mon cœur, mais pour l’instant c’est moi qui vais te croquer.

Le reste de la nuit et une partie de la journée passèrent sans que la notion du temps les effleurât un seul instant. Cependant l’heure approchait où il allait falloir se rendre à la gare. Tandis qu’Aldo prenait une douche, Lisa, en bonne épouse, remettait de l’ordre dans ses bagages. Ce faisant, elle tomba sur un sachet de peau de daim et l’ouvrit. La « Régente » glissa tout naturellement dans sa paume et la jeune femme resta là un moment à la contempler :

— Voilà donc la fameuse perle ! dit-elle. Quelle merveille ! Je n’en ai encore jamais vu d’aussi grosse…

Aldo, qui sortait de la salle de bains en nouant une serviette autour de ses reins, fronça les sourcils et la lui enleva doucement :

— J’aime autant que tu n’y touches pas, mon ange ! Depuis que cette merveille, comme tu dis, est entrée dans ma vie… dans notre vie, elle a failli tout démolir.

Elle le regarda avec stupeur :

— Mais tu es devenu superstitieux, ma parole ? Tu crois vraiment qu’une chose aussi ravissante puisse avoir une influence quelconque sur une existence… ou plusieurs ? Je ne te savais pas italien à ce point-là ?

— Un : je suis vénitien, pas italien ! Deux, je ne te savais pas, moi, suissesse à ce point-là ! Interroge donc ton père ! Il te dira qu’il n’y a pas un collectionneur de joyaux qui échappe à la règle : nous savons tous que certaines pierres sont maléfiques. Par exemple le Grand Diamant bleu de Louis XIV qui, même réduit et rebaptisé « Hope », – ce qui lui va on ne peut plus mal, entre nous ! –, continue à irradier la malfaisance jusque dans sa vitrine blindée du Smithsonian Institute. Je le sais : je l’ai éprouvée moi-même… Mais n’avons-nous pas déjà évoqué le sujet en d’autres lieux et d’autres temps ? Il est vrai que ce n’était pas avec toi mais avec une certaine Mina. Qui ne se montrait d’ailleurs pas beaucoup plus compréhensive. Tu sais pourtant ce que nous avons enduré quand nous cherchions, Adalbert et moi, les pierres du pectoral et ensuite les émeraudes du Prophète ?

— Vos ennuis venaient des hommes, pas des pierres elles-mêmes !

— Je n’ai jamais dit le contraire : c’est la convoitise qu’elles suscitent qui les rend maléfiques…

— En tout cas on dirait que cette jolie perle ne veut pas te lâcher ? Que comptes-tu en faire à présent ?

— Le musée du Louvre ! fit Aldo avec un haussement d’épaules découragé. Je sais bien qu’il y a d’autres musées au monde mais, comme elle devrait s’appeler normalement « perle Napoléon » et que je suis à moitié français, sa place est en France…

Et, pour clore la discussion, Aldo remit la « Régente » dans ses chaussettes…

La nuit suivante, dans le train blanc laqué comme un coffret et allongé de plusieurs wagons, on partit pour Kapurthala dans la suite du Vice-Roi.

CHAPITRE XV

FÊTES À KAPURTHALA

Bien que l’un des plus petits parmi les États indiens – environ 1 600 kilomètres carrés contre 130 000 pour le Cachemire et 132 000 pour Hyderabad –, le domaine du maharadjah de Kapurthala était l’un des plus prospères et des mieux tenus. Et que la ville rose était jolie avec ses petites maisons et ses somptueuses demeures plantées comme un décor de fête sur le fond des pentes violettes de l’Himalaya montant vers les neiges des sommets et la pureté d’un ciel sans nuages ! Les visiteurs devaient s’apercevoir que chez Jagad Jit Singh il n’y avait pas de mendiants : ceux qui étaient dans le besoin avaient à leur disposition un vaste bâtiment où l’on prenait soin d’eux. Un record aux Indes !

Arrivés dans la suite du couple vice-royal, les Morosini et Vidal-Pellicorne n’en reçurent pas moins un accueil particulier qui les sépara de l’escorte officielle. Alors que celle-ci s’embarquait dans les traditionnelles Rolls et Bentley, une superbe voiture française, une longue Delahaye bleu et argent, les emmena vers le palais où un appartement les attendait.

Surprenant, ce palais ! Alors que l’on pouvait s’attendre à l’habituel et gigantesque enchevêtrement de tours, tourelles, clochetons, fenêtres de marbre ajouré, cours et jardins, les voyageurs découvrirent, au milieu d’un parc évoquant l’œuvre impérissable de Le Nôtre, un palais typiquement français, dont l’intention première était d’offrir une copie de Versailles mais que son énorme pavillon central coiffé d’un dôme aplati éloignait vigoureusement de l’œuvre de Mansart. En outre il était rose ! Aldo et Lisa eurent un appartement composé d’une grande chambre, d’un petit salon et des commodités habituelles, le tout meublé en Louis XVI. Ils découvrirent aussi qu’ils avaient droit à quelques-uns des trois cents serviteurs du palais : préposés au bain, au massage, aux bagages, aux fleurs ou aux friandises et autres cigarettes… Il y en avait même un chargé d’annoncer le programme de la journée et de donner l’heure.

— C’est le triomphe de la spécialisation ! constata joyeusement Lisa, mais ça n’a pas l’air de plaire beaucoup à Amu, ajouta-t-elle en regardant leur nouveau valet de chambre s’emparer farouchement des vêtements de son époux et de ses robes à elle pour les repasser. Il devrait pourtant être habitué ?

— Non. Alwar était moins généreux avec ses invités, puisque je n’ai eu droit qu’à un seul serviteur. Ce dont je me félicite aujourd’hui.

— Tu crois qu’il s’habituera à Venise ?

— Beaucoup de ses semblables se sont habitués à l’Angleterre, voire à l’Écosse, et Venise est plus agréable question climat. Ce qui m’inquiéterait plutôt pour lui, c’est Zaccaria…

— Tu n’y connais rien du tout ! Amu est un garçon tellement gentil, tellement délicat ! En outre il t’a sauvé : notre vieux majordome va l’adorer… mais se gardera bien de le montrer ! En attendant, appelons le préposé au programme pour savoir ce que nous devons faire…

En fait, rien d’autre qu’assister en spectateurs, avec quelques amis français dont le charmant écrivain Francis de Croisset que Morosini ne connaissait pas, aux cérémonies : somptueux dîner, feux d’artifice, revue militaire et autres manifestations données en l’honneur du Vice-Roi et des ambassadeurs étrangers en poste à Delhi. L’aimable prince Karam et sa femme, la ravissante Sita, étaient particulièrement chargés de s’occuper d’eux afin justement de leur éviter de ne se sentir là qu’à titre décoratif. L’anniversaire du prince ne serait célébré qu’après…

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