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A
A

— Venez me raconter votre histoire. Allez m’attendre en bas, vous autres !

Dans le cabinet de travail d’Adalbert l’air était irrespirable à cause de la fumée. Langlois se dirigea vers la haute fenêtre qu’il ouvrit en grand.

— Vous permettez ? Moi aussi je fume, mais pas à ce point-là !

Puis, se laissant tomber dans le fauteuil de cuir qu’il avait tant apprécié la veille au soir, il étendit devant lui ses longues jambes et soupira :

— Racontez !

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non, merci. Ne vous y trompez pas, je suis toujours en service. À présent, parlez et tâchez d’être convaincant !

— Je vais surtout essayer d’être clair… en admettant que ce soit possible ! Mais commençons par l’épisode des bracelets…

Les phases du récit s’enchaînèrent sans hâte superflue mais aussi sans lenteurs. Adalbert, qui était à ses heures un excellent conférencier, savait raconter et là il s’appliqua à livrer une sorte de rapport dépouillé de tout artifice littéraire que le policier écouta de bout en bout sans ouvrir la bouche. Pourtant la référence à Martin Walker lui avait levé les sourcils et, quand ce fut fini, il déclara :

— Votre histoire est tellement invraisemblable que j’hésiterais à vous croire s’il n’y avait pas la présence du journaliste. Son témoignage va être capital. Même s’il ne m’aide guère à comprendre comment une femme que vous avez vue si profondément endormie a pu se retrouver la gorge tranchée une heure plus tard…

— C’est comme ça qu’on l’a tuée ? fit Adalbert avec une grimace de dégoût. Mais c’est horrible !

— Oui. Elle baignait dans son sang. Une vraie boucherie. Rien d’étonnant à ce que la Russe se soit évanouie en la découvrant…

— Où était le corps ?

— Sur la descente de lit, un lit complètement chamboulé d’ailleurs. La femme était nue et le médecin légiste dit qu’elle a été violée…

— Et vous osez accuser Morosini de cette monstruosité ? Mais c’est de la démence ! hurla Adalbert. Vous ne le connaissez pas et si c’est là votre opinion…

— Peut-être bien qu’il est fou. Qui peut se vanter de jamais connaître à fond même ses meilleurs amis ?

— Moi, et dès qu’il s’agit de lui je me sais infaillible ! De toute façon, je ne vois pas pourquoi je m’indigne ainsi car vous savez bien au fond de vous-même que ce n’est pas lui. Commencez donc par entendre Martin Walker. Il vous racontera notre expédition chez cette pauvre jeune femme… Mais vous avez parlé d’une lettre ?

— Oui. On l’a retrouvée serrée dans sa main. Aux termes de celle-ci – et des termes singulièrement passionnés – votre ami suppliait Tania Abrasimoff de ne pas mettre fin à leur liaison. Il se disait prêt à tout pour la garder. À divorcer, fuir avec elle, la couvrir de joyaux…

— … et comme elle l’a repoussé, il l’a massacrée après lui avoir fait subir les derniers outrages. Comme c’est vraisemblable ! Aldo adore sa femme…

— Mais celle-là était belle à damner un saint ! Et ce ne serait pas la première fois qu’un mari exemplaire « adorant sa femme », comme vous dites tomberait dans les filets d’une enchanteresse. D’ailleurs, si mes renseignements sont exacts, il s’agit d’un second mariage ? La première princesse Morosini serait morte intoxiquée par des champignons…

— Qui ont coûté la vie à la vieille cuisinière de la famille ainsi qu’à une cousine… Écoutez commissaire, j’ai le regret de constater que votre siège est fait et que vous tenez Aldo pour coupable envers et contre tout.

— Certainement pas. Mais comprenez que j’essaie d’en savoir plus. Votre ami est italien et comme tel nous sommes mal renseignés sur lui. Je n’ignore pas qu’il est une importante personnalité et croyez bien que je n’entends user d’acharnement en aucune façon. Pour l’instant, nous avons un cadavre, des témoins et une lettre accusatrice. En outre, votre ami a disparu. Enlevé, dites-vous ? Et si les choses s’étaient passées autrement ? S’il était revenu après votre passage ?

— Pour la tuer ? Comme c’est plausible ! Et vous oubliez aussi que lorsque nous avons vu la comtesse, Walker et moi, elle était sous l’influence d’une drogue et ne tenait aucun papier à la main.

— Qui me dit qu’elle était droguée ?

— Moi… et Martin Walker. Cherchez-le !

Mais il fut impossible de mettre la main sur le journaliste. Au  Matin son rédacteur en chef apprit à Langlois que, vers la fin de la matinée, il avait reçu un message à la suite duquel il était parti en toute hâte et tout bouillant d’enthousiasme, en disant qu’il venait de dénicher « un truc énorme » et qu’il fallait qu’il « aille voir ça de près ». Sans rien vouloir dire de plus…

Le lendemain, les journaux se baignaient avec délectation dans le sang de Tania et dans la chasse au « prince assassin », dont une mauvaise photo s’efforçait de reproduire les traits…

CHAPITRE VIII

LE CAUCHEMAR

— C’est à n’y pas croire ! L’histoire la plus insensée, la plus démente, la plus abracadabrante, la plus invraisemblable, la plus incohérente, la plus délirante, la plus… la plus… Donnez-moi un verre d’eau, Plan-Crépin !

À bout de souffle et d’adjectifs, bien mièvres pour traduire la fureur qui l’habitait, la marquise de Sommières cessa d’arpenter son jardin d’hiver en brandissant un journal froissé et se laissa tomber dans le fauteuil vers lequel on s’efforçait de la guider depuis un moment. Là elle parut reprendre un peu de calme, surtout après avoir bu le verre que lui tendait Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa demoiselle de compagnie, cousine éloignée et esclave quotidienne. Elle reprit en même temps du souffle :

— Aldo ! « Mon » Aldo ! Le prince Morosini descendant d’une des dix familles fondatrices de Venise sur laquelle deux doges de son nom ont régné ! Mon neveu enfin – petit-neveu eût été plus exact ! – soupçonné d’avoir égorgé sa maîtresse avant de prendre la fuite comme un vulgaire marlou qui a fait la peau de sa gonzesse ? Mais où allons-nous ?

Les dernières paroles furent noyées dans le hoquet horrifié de Marie-Angéline :

— Oh !… Mais où sommes-nous allée chercher des mots pareils ? s’écria-t-elle employant comme d’habitude la première personne du pluriel quand elle s’adressait à la vieille dame.

— Chez Francis Carco ! Vous qui êtes en principe ma lectrice, vous n’avez jamais lu Francis Carco ? Vous avez tort c’est un génie ! Voilà un homme qui a une langue vivifiante ! Lisez donc  Jésus la Caille ! Ça vous dépoussiérera !

En dépit des heures tragiques vécues par lui depuis le meurtre, Adalbert ne put retenir un éclat de rire qui lui fit grand bien. Ce n’est jamais bon de plonger toujours plus profond dans les ténèbres du désespoir. Il y avait cinq jours à présent qu’Aldo s’était volatilisé – ainsi d’ailleurs que Martin Walker ! – et, en recevant, la veille au soir un télégramme de Nice lui enjoignant de venir chercher « Tante Amélie » à l’arrivée du Train Bleu en gare de Lyon, il avait commencé à éprouver un peu de soulagement. Nul n’était plus dynamique, plus combatif que la vieille dame née sous le Second Empire et dont, souventes fois, il avait pu apprécier l’énergie, le courage et l’humour. Une très grande dame en vérité, cette marquise-là, et le langage des barrières dans sa bouche distinguée n’en était que plus savoureux.

Elle braqua sur lui un face-à-main serti de petites émeraudes et un regard indigné :

— Vous trouvez ça drôle ?

— Oh oui ! Pardonnez-moi ! Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de rire depuis…

— Mon pauvre ami ! C’est à vous de me pardonner ! Venez-vous asseoir près de moi ! ajouta-t-elle en désignant un petit fauteuil en osier garni de coussins de cretonne fleurie qui se trouvait à côté du sien.

Là elle le regarda mieux :

— Vous avez une mine à faire peur, mais maintenant que nous voilà tranquilles ici, racontez-moi tout ! Plan-Crépin, allez dire à la cuisine qu’on nous prépare un petit déjeuner convenable. Le café des wagons-lits est imbuvable !

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