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Autour de la table chacun fit silence tandis que l’on découvrait un dôme de riz éclatant de blancheur sur lequel étaient disposées toutes sortes de nourritures, volailles, boulettes de viandes, légumes, œufs, tandis qu’autour de ce dôme une multitude de petits plats offraient des épices et des assaisonnements aux couleurs variées. De sa main dégantée, Jay Singh prit un peu de riz dont il fit une boulette, à laquelle il ajouta un peu de volaille avant de la tremper dans une poudre rougeâtre. Les yeux mi-clos il porta le tout à sa bouche et presque aussitôt recracha en poussant un véritable hurlement suivi d’un déluge de paroles dont le Diwan traduisit le principal à l’attention d’Aldo :

— Poison !

— Quoi ? Il y aurait du poison dans cet amas de nourriture ?

Le vieil homme haussa des épaules désabusées :

— Si Sa Grandeur le dit, ce doit être vrai… Je ne crois pas que vous aimerez ce qui va suivre…

Ce fut à la fois rapide et terrifiant. Deux gardes s’emparèrent du serviteur qui avait apporté la clef et le traînèrent devant le haut siège du prince qui d’un geste s’était fait apporter une sorte de calice d’or muni d’un couvercle. Un autre garde prit un peu de riz avec une cuillère, la plongea dans le calice et la ramena couverte de fragments scintillants.

— Du verre pilé ! souffla le Diwan dont la voix fut couverte par les hurlements du malheureux qui fut obligé d’avaler trois cuillères de l’affreux mélange, après quoi, à demi étouffé et poussant des gémissements de douleur, il fut emmené hors de la salle où les conversations reprirent comme si de rien n’était. Le maharadjah, après s’être lavé les mains, remit ses gants, fit emporter d’un signe de la main le plat fatal et adressa un aimable sourire à Morosini :

— Oublions cet incident ! Nous autres princes sommes sans cesse en butte à des… complots de ce genre. Je prendrai seulement quelques fruits pour ce soir.

Tétanisé d’horreur et de dégoût, Aldo ne répondit rien. Son regard devenu d’un vert fulgurant s’attachait à ce bourreau d’un autre âge qui osait prétendre à son amitié.

— Allons, mon ami, remettez-vous ! reprit Alwar et, de sa voix redevenue soyeuse : Des accidents comme celui-ci se reproduisent souvent et il convient d’être vigilant. Nous allons boire ensemble un peu de cognac. Cela nous aidera à oublier ce misérable apprenti-assassin.

Aldo avala d’un trait le verre qu’on lui offrait puis se leva, s’inclina avec une raideur digne d’un officier britannique :

— Avec la permission de Votre Grandeur, j’aimerais me retirer. Je ressens soudain la fatigue du voyage…

— Bien, bien ! Allez vous reposer, cher Morosini. Nous nous reverrons demain. On va vous reconduire chez vous.

En quittant la table, Aldo saisit au passage l’air effaré du botaniste et le regard soucieux du Diwan, mais l’idée de rester une minute de plus dans cette salle somptueuse où un pauvre gamin venait de subir un sort horrible, et très certainement immérité, lui était intolérable. Il était partagé entre deux envies contradictoires : étrangler ce monstre avec son auréole scintillante ou fuir à toutes jambes ce palais, ce pays, retrouver la cage brinquebalante du train qui l’emporterait ailleurs, et le plus loin possible. L’un comme l’autre était irréalisable : tuer Alwar signerait son arrêt de mort et la présence d’Adalbert chez le Diwan lui interdisait de quitter la ville sous peine de l’exposer à la vindicte du maharadjah.

Revenu à sa chambre où il pensait retrouver Amu, il vit qu’un autre domestique se tenait à la porte, qu’il ouvrit avec un profond salut :

— Qui es-tu ? Où est Amu ?

L’homme releva une paupière lourde, découvrant une prunelle qui avait l’air de glisser dans de l’eau noire :

— Malade Amu. Moi je suis Rao… et à ton service, sahib !

— Merci. Pour ce soir, je n’ai pas besoin de toi. Tu peux te retirer.

Sans insister l’homme s’exécuta, laissant Morosini se demander ce que signifiait cette soudaine maladie d’un serviteur qui semblait en si bonne santé quelques heures auparavant. Et ce que signifiaient les événements de cette étrange soirée. À quoi rimait cette subite accusation d’empoisonnement d’un plat tellement vaste qu’il aurait fallu un kilo d’arsenic ou de strychnine pour le rendre vénéneux ? Un coup monté, sans doute, destiné peut-être à lui faire comprendre que son intérêt était de satisfaire en tout un homme pour qui la vie humaine représentait si peu de chose. Il y avait là un avertissement. Une menace peut-être…

Il prit une cigarette dans son étui, l’alluma et s’approcha de la fenêtre pour respirer la nuit fraîche. Elle donnait sur une cour intérieure aux murs de laquelle s’accrochaient des bougainvilliers rouges et blancs. Un parterre à la mode moghole y dessinait des motifs carrés où poussaient les soucis, les verveines et les roses. L’endroit eût été charmant s’il n’était si bien clos. Y descendre n’eût sans doute pas mené sans difficultés à l’extérieur d’un palais dont les dimensions démesurées réduisaient sa propre demeure ancestrale à l’état de modeste hôtel particulier. En outre, sous la galerie qui formait une sorte de cloître, la silhouette martiale d’un garde armé d’un long sabre courbe apparaissait entre les colonnettes.

Aldo resta là un moment à respirer la nuit, au fond de laquelle se faisait entendre, assourdis par la distance, les échos de l’orchestre du maharadjah jouant un air bizarre.

Sa cigarette achevée, Aldo décida de se coucher. Dormir lui éclaircirait les idées et d’ailleurs il se sentait vraiment las. Il se déshabilla, abandonnant ses vêtements un peu partout sur le tapis, puis se dirigea vers la salle de bains pour prendre une dernière douche et se laver les dents. Or, en prenant le verre préparé à cet usage et enveloppé d’un papier de soie rose pour l’hygiène, il trouva un mince rouleau de papier glissé à l’intérieur. Un mot y était écrit, un seul, mais aussi peu rassurant que possible :

« Partez ! »

CHAPITRE XIII

BALA QILA

Gardée par un chauffeur tout de blanc vêtu, la longue Bugatti bleue attendait devant l’entrée principale du palais quand Morosini la rejoignit, guidé par Rao. Le serviteur au regard fuyant semblait avoir définitivement remplacé Amu. Un mot de la main du maharadjah venait en l’éveillant, et alors qu’il faisait encore sombre, de le convier à une promenade en sa compagnie. Jay Singh lui-même apparut presque aussitôt et son invité faillit ne pas le reconnaître, habitué qu’il était à ses splendeurs vestimentaires. Simplement vêtu, cette fois, de jodhpurs blancs, d’une veste de tweed et d’une chemise de polo, coiffé d’un petit turban blanc sans ornements, des gants en peau de chamois gainant ses mains, il ne se ressemblait plus, paraissait plus jeune… et d’excellente humeur.

— Je vous ai fait vivre hier une soirée un rien médiévale, dit-il avec un sourire qu’il savait rendre charmant, et comme vous n’êtes pas au fait de nos us et coutumes j’ai pensé que, pour vous replacer dans notre siècle, rien ne serait mieux qu’une promenade matinale dans l’un de ces engins que j’aime conduire moi-même.

En effet, après s’être enveloppé la tête dans un voile bleu inattendu, il s’installa à la place du chauffeur tandis que celui-ci ouvrait symboliquement pour l’hôte la minuscule portière qu’il aurait pu enjamber facilement.

— Il fait un temps idéal, ce matin, reprit le maharadjah, et je vais vous montrer mon pays…

Il était tôt. Le ciel jouait une symphonie sur les tons de ce rose si cher au maître des lieux, mais devenait d’un rouge éclatant en rejoignant la terre. Dans peu d’instants le soleil allait bondir de l’horizon pour commencer son voyage diurne.

— Je ne vous ai pas fait réveiller de trop bonne heure ? s’enquit avec sollicitude l’altesse voilée.

— Absolument pas, Monseigneur. J’ai toujours aimé voir le jour se lever. Ici, le spectacle est particulièrement beau…

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