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— N’est-ce pas ? Aussi nous avons coutume de saluer l’arrivée de l’astre du jour. Écoutez !

Des sons grêles se faisaient entendre, en effet, quelque part dans les jardins où des hommes chargés de l’arrosage se répandaient, courbés sous des outres ruisselantes d’eau.

— C’est le shenai, une sorte de flûte qui ne sert à peu près qu’à cela…

La fin de la phrase se perdit dans le vrombissement du puissant moteur et le bolide s’arracha dans un bruit de soie déchirée, faisant voler sous ses roues le fin gravier bleuté. Démarrage impressionnant qui mit en fuite les oiseaux… et les jardiniers. Jay Singh conduisait comme si lui et sa machine étaient seuls sur terre et Morosini, cependant amateur de vitesse, de belles voitures et, en bon Italien, sachant merveilleusement les conduire, se demanda s’il ne serait pas temps de dire une prière. À tout hasard…

Après avoir traversé les jardins comme une fusée, le maharadjah se dirigea vers les collines, pied au plancher, sans se soucier des nuages de poussière blanche qu’il soulevait et pas davantage de ce qui pouvait bien se cacher dessous. Plusieurs volailles perdirent la vie ce matin-là ainsi qu’un marcassin aventuré hors de la bauge familiale. L’auguste chauffeur grommela des choses indistinctes mais ne s’arrêta pas pour autant. Et pas davantage quand ce fut une femme portant sur la tête une cruche qu’il envoya au tapis d’herbe sèche.

— Arrêtez, Monseigneur ! protesta Morosini indigné. Vous venez peut-être de tuer cette femme…

— Oh ! Le mal ne serait pas grand, car je lui éviterais les douleurs qui menacent tout être humain et les affres de la vieillesse. D’ailleurs, elle est en train de se relever, ajouta-t-il après un bref coup d’œil dans le rétroviseur.

C’était vrai. La femme se relevait, mais avec peine, et sa cruche était en miettes.

— Je vous en prie, arrêtez, Altesse ! Je veux descendre…

— Pour que la tribu entière vous tombe dessus en piaillant et vous arrache jusqu’à votre chemise ? Vous plaisantez, mon cher ? Croyez-moi, je les connais mieux que vous !

Il riait, content de lui et donnant à son passager une furieuse envie de l’étrangler avec son absurde voile bleu, mais il était impossible de sauter de cette voiture sans risquer de se tuer et la course folle continua à travers une jungle accidentée faite de hautes herbes, d’épineux, coupée de loin en loin par ces lacs marécageux peu profonds que l’on appelait « jheels » et au bord desquels s’élevaient de vieux arbres aux branches tordues dont le feuillage, lavé par la saison des pluies qui venait de se terminer, luisait sous la lumière. On échappait au cirque montagneux où s’étalait Alwar et la route semblait fuir à l’infini. Jay Singh, tout à sa joie de conduire, un sourire immobile plaqué sur le visage, ne soufflait mot, ne donnait aucun renseignement. Si c’était sa façon de faire visiter le pays…

— Où allons-nous ? demanda Morosini.

La voiture s’arrêta si brutalement que le passager faillit passer par-dessus le court pare-brise.

— Ici. C’est la frontière de mes États, dit Jay Singh en désignant la ligne de chemin de fer flanquée d’un poteau affichant les couleurs d’Alwar. Nous rentrons par un autre chemin. Comme cela vous aurez tout vu.

Un demi-tour brutal qui fit protester le moteur et la course folle reprenait en sens inverse. Si l’on changea de chemin, Morosini ne s’en aperçut pas. Il y avait encore plus de poussière dans ce sens-là que dans l’autre. De temps en temps on entrevoyait les montagnes qui se rapprochaient, précédées de collines que, obliquant soudain vers la droite, la Bugatti se mit à escalader à son allure d’enfer, donnant à son passager l’impression d’être embarqué dans des montagnes russes. Jay Singh, lui, s’amusait franchement, riant comme un gamin tandis que sa voiture sautait une ornière, plongeait dans un creux, se ruait sur une côte pour retomber de l’autre côté.

— Vous ne trouvez pas qu’on se croirait à Luna-Park ? jeta-t-il en riant de plus belle. J’adore Luna-Park ! Lorsque je suis à Paris, j’y passe des heures. Cela m’enchante ! Pas vous ?

— Je ne me souviens pas d’y être allé.

— Eh bien, comme cela vous aurez une petite idée de ce que cela peut être. Bien que, là-bas, les émotions soient plus fortes !

Plus fortes ? Dans le fameux Scenic-railway parisien, on glissait sur des rails parfaitement lisses, ce qui n’était pas le cas de cette route où ornières et nids-de-poule se disputaient le territoire. Cet exercice faisait grand honneur au talent de conducteur du maharadjah mais n’en était pas plus rassurant. L’aventure d’ailleurs s’acheva après un virage un peu sec… dans l’une des grilles d’entrée du parc heureusement protégée par d’épais massifs d’hibiscus qui amortirent le choc.

Les gardes du palais accoururent pour sortir leur prince de son tas de feuilles et de fleurs, et reçurent en remerciement une bordée d’injures en hindoustani qui n’avaient pas besoin de traduction tant elles paraissaient évidentes. Après quoi Jay Singh arracha son voile et s’assit, bras croisés et œil mauvais, tandis que l’un des hommes filait vers le palais. Aucun des occupants de la Bugatti n’était blessé, mais Aldo estima que son hôte aurait pu se soucier de sa santé. Or il n’en fit rien, resta là sans sonner mot jusqu’à ce qu’une Rolls, imposante et belle en dépit des tapis roses qui en habillaient l’intérieur, fit son apparition. Se souvenant soudain de son invité, Jay Singh l’y fit monter et prit place auprès de lui en grommelant :

— Mauvais matériel ! Je ne sais vraiment pas pourquoi j’aime tant ces maudites voitures ! Celle ci est bonne à jeter !

— Elle n’est pas très abîmée, Altesse, et ce serait dommage…

— Quoi ? De garder un objet devenu imparfait ? Je ne saurais le supporter. Cette voiture sera enterrée dans les collines, comme les autres…

— Les autres ?

— Oui. Je fais toujours enterrer les automobiles qui ont eu le tort de me manquer.

— Quel dommage ! Votre Bugatti est une noble voiture…

— C’est pourquoi elle a droit à un enterrement au lieu d’être jetée à la ferraille. Rassurez-vous, j’en ai deux autres. Je les achète toujours par trois.

Tandis qu’un serviteur le ramenait vers son appartement, Morosini se livra à un petit travail de repérage destiné à lui permettre de retrouver facilement la sortie de ce labyrinthe de marbre et de grès rose. Le maharadjah lui ayant appris qu’il devait déjeuner seul parce que c’était pour lui jour de jeûne et qu’ils se retrouveraient à la fin de l’après-midi pour la visite de ses trésors, il forma le projet de s’en aller découvrir la ville qui semblait fort intéressante et, ce faisant, de se renseigner sur la résidence du Diwan afin d’y rejoindre Adalbert, dont la présence lui manquait singulièrement…

Il n’en fallut pas moins parlementer avec Rao. Le remplaçant d’Amu prétendait le suivre sous le prétexte qu’il risquait de se perdre ou de se faire voler par les innombrables mendiants que l’on trouvait à chaque pas.

— Je dois veiller sur toi, sahib ! C’est mon devoir.

— Eh bien, je t’en relève, de ce devoir. J’aime être seul pour découvrir une ville.

— En ce cas, permets au moins que je te guide à travers le palais afin que tu évites le long détour par le parc. Tu seras alors devant le bassin sacré qui est le cœur de la cité…

La proposition semblait honnête, même si Morosini n’arrivait pas à attacher la moindre confiance à ce visage trop souriant, au regard faux. Mais, après tout, connaître une autre sortie ne lui ferait aucun mal, bien au contraire : cela pourrait toujours servir… Cependant la traversée du palais mit sa mémoire à rude épreuve : il y avait trop de couloirs, trop de courettes, trop de montées et de descentes qui les annulaient, trop de pièces aux décors divers, mais enfin on déboucha sur les larges escaliers dont les marches luisantes descendaient dans l’eau bleuie par le reflet du ciel. La ville était là, ouverte devant lui, et il eut la sensation de mieux respirer que ce matin dans sa course à travers la campagne. Tout ici n’était que beauté et harmonie. Il y avait les silhouettes gracieuses de ces femmes vêtues et coiffées de voiles teints de couleurs tendres ou éclatantes : des pourpres, des oranges, des verts, des ocres, des bruns, des safrans qui animaient les nobles marches et recréaient les personnages des peintures et des fresques dont s’ornait le palais. Certaines, avec des colliers de fleurs, se dirigeaient vers un temple, d’autres vers l’animation des rues dont la principale coupait Alwar sur toute sa longueur. Un étonnant arc de triomphe, une sorte de porte moghole flanquée de tourelles et habillée de mosaïques turquoise, l’enjambait, évoquant Samarcande. Elle grouillait de vie et de couleurs, ressuscitant les anciens âges en une évocation fascinante. Des bœufs bossus, aux cornes peintes, passaient gravement entre les échoppes sans que quiconque s’occupe d’eux, ne s’écartant que pour le passage d’un éléphant portant sur son dos une howda peinte aux rideaux multicolores et un cornac au turban écarlate qui restituait l’échelle de la ville. Une chose cependant frappa Morosini. En dépit des couleurs, de la richesse de certaines demeures aux corniches peintes et sculptées, aux balcons ouvragés, aux fenêtres ornées de délicats écrans de marbre ajouré, la majeure partie de cette grande ville donnait une impression de pauvreté.

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