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— J’aime qu’on me répète les choses ! Évidemment, si par hasard vous l’aviez oublié…

— Pas du tout !

Et Karloff donna le numéro de la Renault noire du ton dont il eût déclaré la guerre. Mais Adalbert avait encore quelque chose à dire :

— À propos de cette Marie Raspoutine, il paraît qu’elle a intenté un procès au prince Youssoupoff. Comme c’est important, il va lui falloir donner quelques nouvelles à son avocat. C’est…

— Maître Maurice Garçon ! aboya Langlois. J’y ai déjà pensé, figurez-vous, et soyez sûr que je prendrai contact avec lui. Seulement il n’est pas Paris actuellement : il plaide à Aix-en-Provence.

— C’est fou ce que les gens dont on pourrait avoir besoin éprouvent, eux, le besoin de changer d’air en ce moment ! soupira Adalbert découragé. Toujours pas de nouvelles de Martin Walker, bien entendu ?

— Si ! Son rédacteur en chef en a reçu. Il est à Varsovie.

— Pas plus loin ? Quelle chance ! Et qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

— Secret professionnel ! Mais il ne devrait plus tarder à rentrer.

— Merveilleux ! Quand on retrouvera le cadavre de Morosini, il sera peut-être reconnu innocent. En attendant…

Brusquement, Georges Langlois abandonna son humeur noire et sa raideur officielle pour venir s’asseoir à côté d’Adalbert.

— Allons, ne désespérez pas ! Si cela peut vous aider, je suis à peu près persuadé qu’il n’a pas commis ce crime. C’est pourquoi je vous en veux de m’avoir caché des faits si importants. Pour bien faire mon travail j’ai besoin d’en savoir le plus possible. Vous comprenez ?

Adalbert fit signe que oui, mais ajouta :

— C’est bien soudain, cette idée d’innocence. D’où la sortez-vous ? De chez le maharadjah d’Alwar ?

— Je n’ai pas ajouté foi une seule seconde à sa déposition. Il a de la sympathie pour votre ami et il a voulu l’aider, un point c’est tout ! Non, si j’ai changé d’avis c’est parce que la Mongole a disparu.

— Vous voulez dire la servante de Mme Abrasimoff ?

— Et accusatrice de Morosini. Elle a quitté la rue Greuze sans que personne s’en aperçoive. Pour quelle raison ? Mystère ! Aucune trace d’enlèvement ou d’une quelconque violence. Elle a dû partir sur ses pieds, par l’escalier de service et la petite porte. La concierge – que je soupçonne d’ailleurs de forcer un peu sur la bouteille les soirs de cafard… et peut-être les autres aussi ! – n’a rien vu, notre factionnaire pas davantage.

— Et le marquis d’Agalar ? Pas de traces non plus ?

— Aucune. Il est… en voyage, d’après son serviteur, mais ce type a été incapable de nous dire où.

— Il fallait le boucler, le cuisiner ! lança Adalbert hargneux. Cela l’aurait rendu plus loquace…

— Je ne dispose ni des brodequins ni du chevalet ! fit sèchement Langlois. En outre, jusqu’à présent aucune charge n’a été relevée contre cet homme ou contre son maître.

— C’est beau la légalité ! soupira Vidal-Pellicorne en se levant avec l’arrière-pensée d’aller rendre visite à cet intéressant personnage. Peut-être en compagnie de Théobald et de son jumeau ! Ce dernier surtout s’entendait comme personne à opérer des cures miraculeuses sur les muets les plus confirmés.

— Encore un instant ! dit le commissaire. Avant que vous ne partiez je voudrais vous poser une dernière question. Avez-vous des nouvelles de la princesse Morosini ?

— Non, et c’est de beaucoup ce que je préfère. Elle n’a pas appelé une seule fois son mari depuis sa disparition.

— Un peu de brouille ?

— Peut-être. Elle doit lui en vouloir de prolonger son séjour à Paris et s’attarde au fin fond de l’Autriche dans l’espoir qu’il se décidera à venir la chercher. Pour le moment c’est très bien ainsi. Je prie seulement pour que les journaux français ne soient pas allés jusqu’à elle. En revanche, ajouta-t-il après une légère hésitation, j’ai eu des nouvelles de Venise.

— Qu’y a-t-il à Venise ?

— Guy Buteau, le fondé de pouvoir de Morosini qui a été aussi son précepteur. Lui est au courant depuis plusieurs jours, et complètement affolé, mais j’ai obtenu qu’il garde son calme et continue veiller aux intérêts de la maison comme si de rien n’était. Et surtout sans parler de quoi que ce soit à Lisa…

— Lisa ?

— La princesse Morosini. L’amour qu’elle voue à son époux pourrait la porter à des gestes… irréfléchis !

— Lisa !… Joli nom, fit Langlois soudain rêveur.

— Et plus jolie femme encore ! J’entends la garder à l’écart de cette horreur le plus longtemps possible ! s’écria Adalbert. Puis, empoignant Karloff par le bras, il l’entraîna hors du bureau du commissaire en oubliant de dire au revoir…

À sept heures trente-cinq du matin – à peu près au moment où Adalbert et le colonel quittaient le quai des Orfèvres –, le Simplon-Express entrait en gare de Lyon et arrêtait son chapelet de wagons-lits au quai n° 7. Il était parti de Venise vingt-deux heures plus tôt mais la longueur du trajet ne semblait pas avoir fatigué les voyageurs : le train était luxueux et son confort sans défaut. Les bagagistes s’empressaient au service de ces gens élégants et fortunés, ou les deux, mais personne ne prêta vraiment attention à une mince jeune femme sans autre signe distinctif qu’une paire de lunettes à verres épais. Elle portait, sous un cache-poussière de couleur neutre, un tailleur sévère dont la jupe descendait au-dessous du mollet et dont la jaquette évoquait vaguement la forme d’un cornet de frites. Une cloche en feutre gris emprisonnait ses cheveux dont pas un n’était visible. Des gants de cuir noir et des richelieus bien cirés complétaient son costume, et elle tenait dans ses mains une valise de taille moyenne et une grosse serviette de cuir.

Elle traversa la foule sans prêter attention à quiconque, sortit sous la verrière, héla un taxi et lui ordonna de la conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione.

Arrivée à destination, elle ne parut pas s’apercevoir du regard vaguement dédaigneux du voiturier qui lui ouvrit la portière et lui commanda, sèchement, de prendre ses bagages.

À la réception, elle demanda une chambre pour une durée indéterminée sans se soucier de l’œil inquisiteur du préposé, mais sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Après quoi, elle ôta ses gants et tira de son sac de cuir noir un stylo pour rédiger calmement sa fiche d’hôtel, puis se détourna et suivit le groom que le réceptionniste venait d’appeler d’un signe de la main. Ce fut seulement quand la voyageuse eut disparu dans l’ascenseur que celui-ci donna libre cours à sa curiosité. La petite fiche de papier ivoire annonçait : Mina Van Zelden. Secrétaire. Venant de Venise…

CHAPITRE X

DANS LA GUEULE DU LOUP

Parvenue dans sa chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin des Tuileries, la voyageuse en ouvrit une pour respirer un moment l’air joyeusement ensoleillé du matin puis défit sa valise, rangea ses vêtements, gardant seulement une rechange de linge, sonna pour demander qu’on lui serve un petit déjeuner, fit couler un bain et alla s’enfermer dans la salle de bains.

Quand elle revint enveloppée dans un peignoir en tissu éponge, son reflet dans le miroir ancien placé au-dessus d’une console la saisit et elle resta là un instant à se regarder, ce à quoi elle s’était refusée en faisant sa toilette. Elle eut peine à se reconnaître. Elle était si pâle que ses yeux ressemblaient à des trous d’ombre. Plus pâle peut-être à cause de ses cheveux bruns qu’elle venait de libérer du bonnet de caoutchouc. Et puis ce pli amer au coin de la bouche… Mais était-ce vraiment le temps de s’apitoyer sur elle-même ?

Brusquement elle tourna le dos à la déplaisante image et s’installa devant la table qu’on lui avait servie pendant son bain. Elle n’avait pas vraiment faim mais elle savait qu’elle allait avoir besoin de forces. Et puis le café était bon et sa chaleur lui fit du bien.

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