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— D’accord ! On parlera d’autre chose… mais si vous voulez éviter certaines personnes qui vous guettent ici et là, venez donc voir l’ébauche du portrait de Lady Émily ! Moi, j’en suis assez contente, elle aussi d’ailleurs, mais j’aimerais l’avis d’un amateur éclairé…

Elle l’entraîna hors du grand salon vers une petite pièce au nord, donnant sur d’énormes buissons d’hibiscus mauves où son chevalet était disposé à quelque distance d’une petite estrade sur laquelle on avait placé un fauteuil. Sur le dossier une écharpe mauve brodée d’or était abandonnée là par le modèle…

Le portrait était plus qu’ébauché : sur un fond brumeux, le visage, dont l’artiste avait aimablement gommé les rides, s’enlevait avec une force extraordinaire alors que le reste du corps, la robe somptueuse – et mauve ! – n’étaient qu’esquissés, de même que le diadème posé sur les cheveux roux.

— Magnifique ! dit Aldo. Cependant vous avez fait quelques concessions, ajouta-t-il en riant. C’est Lady Willingdon à trente ans !

— Qu’importe si l’essentiel y est ? Mary a saisi à merveille ce mélange d’orgueil et d’innocence qui est le fond de son caractère. En ce qui me concerne, je pense, sincèrement, que ce portrait sera l’un des plus beaux réalisés par elle…

Médusé, Aldo s’était retourné au son de cette voix et, à présent, il contemplait, sans oser y croire encore, la longue jeune femme vêtue de mousseline vert Nil dont les boucles brillantes s’auréolaient d’une légère et souple capeline de même teinte. Elle cependant ne le regardait pas, poursuivant tranquillement la critique magistrale de l’œuvre de son amie.

— Lisa ! exhala-t-il. Dis-moi que je ne rêve pas !

Elle lui fit face et il vit que tout son être souriait, qu’elle était plus belle que jamais aussi, et son cœur fondit d’amour sans que pourtant il ose l’approcher :

— Si, dit-elle tu rêves. Nous rêvons tous les deux mais le cauchemar, lui, est terminé… Oh, mon amour, j’ai eu tellement peur ! Et je m’en suis tellement voulu…

Enfin elle était dans ses bras ! Enfin il pouvait à nouveau la respirer, l’étreindre, caresser de ses lèvres sa peau si douce ! Et, pendant une très longue minute, ni elle ni lui ne parlèrent. Leur baiser durerait peut-être encore si un toussotement bien élevé ne l’avait interrompu. Mary Winfield venait les prévenir qu’une horde de curieuses, menée par la Vice-Reine, allait les envahir :

— Vous devriez descendre au jardin, conseilla-t-elle. Il y fait délicieusement doux ce soir et en cherchant un peu vous trouverez des buissons de jasmins et de roses que personne n’a encore pu convaincre de se teindre en mauve…

En même temps elle leur ouvrait la porte-fenêtre donnant sur quelques marches. Lisa se mit à rire et prit la main de son époux :

— Tu sais toujours ce qu’il faut dire, Mary, et à quel moment il convient de le dire… J’espère que ta filleule te ressemblera.

— Sûrement pas ! Je suis un modèle unique… et c’est aussi bien comme ça… Allons, filez ! J’entends la volière qui arrive.

Se tenant par la main comme deux enfants, ils s’enfuirent dans la fraîcheur du jardin où un banc de pierre abrité sous une guérite de jasmin les accueillit… et pendant de longues minutes aucun bruit ne vint troubler la sérénité de l’endroit. Seule une fragile capeline verte, fleurissant le gazon encore plus vert et taillé à miracle, indiquait qu’il pouvait y avoir quelqu’un dans ce berceau fleuri…

Lisa la première se reprit :

— Tu sais qu’il est défendu de faire l’amour dans les jardins britanniques ? Ainsi en a décidé la reine Victoria !

— Qu’elle aille au diable ! Lisa, Lisa… j’ai trop envie de toi !

— Moi aussi, admit la jeune femme, mais la mousseline est un tissu trop fragile et je ne veux pas regagner en loques la Résidence !

— Alors rentrons ! Je te ramène à l’hôtel !

— Il faut tout de même attendre un peu, mon amour ! Nous avons déjà tant attendu…

— Justement ! Je trouve cette pénitence très suffisante et je t’annonce dès maintenant que je ne me sépare plus de toi ! Même si je dois un jour aller chercher le trésor des Incas au fond du Pérou ! Jamais plus, Lisa, jamais plus je ne te quitterai pour plus d’une journée !

Il la reprenait contre lui, cherchant ses lèvres, mais elle le repoussa en riant :

— Non, Aldo ! Pas maintenant !… D’ailleurs tu es un père indigne : tu ne m’as même pas demandé des nouvelles des jumeaux.

— Je suppose qu’ils vont bien, sinon tu me l’aurais déjà dit. Qu’en as-tu fait ? Tu les as emmenés avec toi ?

— Tu n’es pas un peu fou ? Dans ce pays où l’on peut attraper n’importe quoi au coin de chaque rue ? Ils sont à Zurich, chez mon père. Il ne va pas très bien, tu sais, ajouta-t-elle avec tristesse. C’est un homme solide pourtant, mais il se remet mal de la mort de sa femme. La présence de ces deux petits démons lui fait du bien : il les adore.

— N’empêche qu’on ira les rechercher dès notre retour. Si cela continue, tout le monde saura à quoi ils ressemblent sauf moi.

Du petit sac de mousseline pendu à son poignet, Lisa sortit deux photos :

— Ah ça ! dit-elle. Quand je suis partie, Père avait déjà engagé une solide fille des Grisons pour aider Trudi. Sans moi elle ne suffirait pas à la tâche et je n’ai pas envie qu’elle me fasse une dépression nerveuse.

— Ils sont si durs que ça ? fit Aldo, les yeux fixés sur les deux frimousses éveillées parées du même sourire coquin. Moi je les trouve adorables, soupira-t-il, prêt à fondre.

— Ils sont adorables ! affirma Lisa. L’ennui, c’est qu’ils commencent à le savoir et qu’ils ont un peu tendance à en abuser…

— Au fait, reprit Aldo en fourrant discrètement la photo dans sa poche, depuis quand es-tu arrivée ici ?

— En même temps que Mary. Nous étions sur le même bateau et…

— … et donc tu étais au « Taj Mahal » quand j’y étais ? découvrit Aldo en fronçant le sourcil.

Ce qui ne parut pas émouvoir autrement sa femme :

— Exactement ! Je t’ai même vu par la fenêtre de ma chambre. Où je me suis d’ailleurs copieusement ennuyée !

— Mais enfin, pourquoi ? Tu trouvais que ma pénitence n’était pas encore suffisante ? Oh Lisa ! Quand as-tu compris que je ne t’ai jamais trahie ? Que je n’ai jamais aimé cette femme ?

— Je crois qu’au fond de moi j’en étais persuadée et, quand je t’ai vu, j’ai bien failli descendre pour courir vers toi. Mais j’avais décidé de ne me montrer qu’à Kapurthala. Et puis Mary m’a dit que tu avais une affaire à traiter avec le maharadjah d’Alwar et j’ai pensé qu’il serait inutile, dangereux peut-être, de t’encombrer d’une femme…

— C’eût été surtout dangereux pour la paix de mon âme. Je n’aurais pas vécu, te sachant à portée de ce monstre…

— C’est moi qui ai cessé de vivre, mon cœur ! Nous sommes parties pour Delhi par le premier train afin de mettre Lady Willingdon au courant de l’imprudence grave que tu venais de commettre. Elle a partagé notre inquiétude et prévenu son mari. À qui tu posais un problème puisque tu n’es pas sujet britannique…

— J’ai vu ! fit Aldo avec rancune. Alwar a délibérément tenté de me tuer et il n’a même pas eu droit à un reproche. Tout juste si on ne lui a pas tapoté la joue en disant : « Tsst ! Tsst !… Un grand garçon comme vous ? Il faut en finir avec les enfantillages ! »

— N’exagère pas ! Après l’arrivée d’Adalbert et le récit qu’il nous a fait, basé sur les confidences du Diwan, il a tout de même envoyé son plus proche conseiller… et le meilleur fusil de l’armée ! À tout hasard.

— C’est juste, et j’ai tort de me plaindre puisque je suis vivant !… Et que je t’ai retrouvée ! Viens, rentrons !

Il fallut quand même patienter jusqu’au moment convenable pour prendre congé. Naturellement, la Vice-Reine trouva tout naturel que la princesse Morosini reparte avec son époux. C’était une Anglaise sentimentale et les retrouvailles réalisées sous son toit l’emplissaient de joie car elle se voyait assez bien dans le rôle d’une fée bienfaisante – la fée des Lilas, bien sûr – et cela l’enchantait. Plus pratique, Mary, en embrassant Lisa, lui glissa qu’elle avait mis dans la voiture qui allait emmener le couple une petite valise avec le nécessaire pour une nuit :

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