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En effet, deux jours plus tard le train blanc repartait, emmenant une Mary Winfield désolée de ne pouvoir assister à l’arrivée des princes et de leurs splendeurs. Si magnifiques que soient les uniformes britanniques, surtout ceux des déjà légendaires lanciers du Bengale, le peintre devinait bien que cela n’approcherait pas le fabuleux déploiement de couleurs et de richesses qui allait s’abattre sur Kapurthala. Mais elle était attachée à la Vice-Reine, ce qui n’était pas le cas des Morosini et d’Adalbert, invités personnels du maharadjah… Une consolation cependant : le capitaine Mac Intyre repartait aussi.

Ce ne fut pourtant pas sans une vague inquiétude qu’Aldo et Adalbert virent se vider les vastes et élégants pavillons de soie dressés sur deux kilomètres dans le parc du palais et les emblèmes des divers princes remplacer l’Union Jack. Ce fut Adalbert qui traduisit leur pensée commune tandis qu’en fumant un cigare ils faisaient une promenade dans les jardins momentanément paisibles :

— Tu crois qu’il va oser venir ?

— Tu penses à Alwar ?

— Qui d’autre ? Tu sais bien qu’il est invité, et ne devions-nous pas faire le voyage dans son train privé ?

— Veux-tu me dire ce qui pourrait l’en empêcher, puisque ses crimes n’ont pas encore décidé le gouvernement britannique à le destituer ? Tu peux être certain qu’il sera là.

Ni l’un ni l’autre n’en doutaient, et moins encore Amu, accouru au petit matin avec la première tasse de thé qu’il ne permettait à personne de leur apporter. Aldo et Lisa étaient d’ailleurs réveillés par le canon qui, depuis une heure au moins, ne cessait guère de tonner.

— Il est arrivé, Prince sahib ! Le maître de la peur vient d’arriver ici ! Tu n’as pas entendu le canon ?

— Tu veux dire qu’on n’entend que lui, fit Lisa, le nez dans sa tasse. Ne nous dis pas qu’il a droit à tout ça ?

— Non. Seulement à dix-sept coups (16), mais les trains des princes se succèdent à la gare. Ces pourquoi le canon n’arrête presque pas. Quant à lui, je viens de le voir dans la voiture aux peaux de tigre qu’il emporte toujours avec lui. Que va-t-il nous arriver ?

— Rien du tout, Amu ! fit Morosini avec un sourire apaisant. Il n’est plus chez lui et notre hôte n’est pas homme à souffrir que l’on moleste certains de ses invités…

— Mo… leste ? répéta Amu qui ignorait le mot.

— Que l’on fasse du mal. Quant à toi, tu n’es plus à son service mais au mien.

— Oh je ne crains pas pour moi ! Je suis trop petit pour qu’il connaisse ma figure, mais c’est pour toi que je crains, maître ! Tu lui as échappé et il n’oublie jamais…

— Ne te tourmente pas. Ici il ne peut plus rien.

Connaissant le pouvoir de malfaisance du personnage, Morosini n’en était pas si sûr, mais ne voulait pas inquiéter Lisa. Il se promit tout de même de veiller au grain. Adalbert, pour sa par se montra optimiste :

— Il va y avoir tellement de monde qu’il ne me verra même pas. J’ai passé la matinée à la gare voir arriver les princes. Il y avait tant de couleur et d’éclats de bijoux que j’en avais mal aux yeux.

— Alors tu l’as vu ?

— Mais oui. Rose comme un bonbon anglais, environné d’un corps de ballet de jeunes éphèbes aux yeux de biches dorés sur tranche, mais comme je me mêlais démocratiquement à la foule il ne m’a pas remarqué…

— Ce n’est pas une raison pour ne pas se montrer prudents…

En dépit de sa sérénité affichée, Aldo se sentait moins à l’aise depuis qu’il savait Jay Singh dans les mêmes murs que lui. Il s’y attendait pourtant et la sagesse aurait peut-être voulu qu’il emmène Lisa loin de ce concentré de serpents, mais il était incapable de résister à l’attrait du fabuleux spectacle dont il allait être le témoin : un fantastique rassemblement de pierres précieuses dont certaines comptaient parmi les plus belles du monde et, jusqu’à présent, rarement sorties des Indes. Une occasion qu’il ne retrouverait pas… Seulement il y avait Lisa ! Jamais il n’aurait dû permettre qu’elle reste ici sachant qu’Alwar allait y venir ! Ce démon haïssait les femmes, les méprisait et n’avait pas de plus cher plaisir que les faire souffrir. Quand il verrait Lisa il comprendrait qu’elle était le meilleur moyen de l’atteindre, lui, et d’en tirer vengeance…

— J’aurais dû l’obliger à partir avec Mary Winfield et Lady Émily ! pensa-t-il à haute voix. Seulement je suis un maudit égoïste. Et puis j’ai juré de ne plus me séparer d’elle plus de vingt-quatre heures !

— Tu as peur à ce point ? fit Adalbert, dont Aldo avait oublié la présence. Tu ne penses pas qu’Alwar oserait…

— Ne m’oblige pas à répéter sans cesse qu’il est capable de tout…

Apparemment il n’était pas le seul à penser ainsi. À cet instant parut le secrétaire du maharadjah venu prier le prince Morosini de bien vouloir le suivre auprès de son seigneur.

Aldo trouva Jagad Jit Singh dans la grande volière du palais, une immense serre où, au milieu d’une flore exubérante, voletaient des perruches multicolores, des oiseaux bleus de l’Himalaya, des perroquets du Brésil dont l’un criait « Vive la France ! » dès que son maître était en vue. Un monde de fleurs et de bassins joliment disposés où passaient des poissons-voiles de la Chine, des flamants roses, des ibis noirs, des cigognes blanches et des faisans dorés.

Coiffé d’un turban framboise sans aucun joyau qui mettait en valeur ses traits à la fois doux et énergiques et même sa soyeuse moustache grise, le maharadjah debout près d’un bassin jetait des petits morceaux de pain à ses poissons. Quand Morosini entra, il le prit par le bras pour le conduire vers un banc de pierre disposé près d’un buisson d’orchidées mauves :

— Depuis votre arrivée je n’ai guère eu le loisir de converser avec vous autant que je le souhaite et j’espère que vous ne m’en tenez pas rigueur.

— Certainement pas, Monseigneur ! Quand on reçoit autant de monde il est impossible de se livrer au moindre aparté.

— Pourtant il faut que je vous parle. Lord Willingdon m’a raconté certains faits… pour le moins désagréables, qui vous ont opposé à Alwar. Et ne m’ont pas tellement surpris parce que je ne garde pas beaucoup d’illusions sur lui. Depuis des siècles, l’Inde a souffert de potentats tels que cet homme mais je n’avais personnellement aucune raison de ne pas l’inviter. La politique veut parfois…

— Vous n’êtes pas, j’espère, en train de me donner des explications ou même de m’offrir des excuses ? coupa Morosini. Votre jubilé est une très grande fête à laquelle doivent participer tous les autres princes. Quant à moi, qui ne suis pas souverain régnant, je concevrais sans peine que Votre Altesse souhaite… que je m’éloigne si ma présence doit troubler, si peu que ce soit, un événement de cette importance.

— Mais pas du tout ! Je tiens au contraire à ce que vous restiez. Par amitié d’abord. Ensuite parce que l’expert que vous êtes rehaussera l’éclat de ces fêtes. Cela dit, je n’ai pas peur pour vous, je vous sais de taille à vous défendre, ainsi d’ailleurs que le cher Vidal-Pellicorne.

— En ce cas je ne vois pas où vous voulez en venir, Monseigneur.

— À la princesse Morosini. Vous savez quelle tendre admiration je voue aux jolies femmes – ce qui n’est pas le cas d’Alwar ! – et votre épouse est exquise. Aussi ma belle-fille Brinda, que vous connaissez déjà et qui n’a fait que l’entrevoir, souhaiterait la recevoir dans ses appartements… jusqu’à ce que les princes regagnent leurs États. Croyez-vous que la princesse Lisa – c’est bien son nom ? – accepterait ? Cela ne la privera d’aucune des fêtes puisque Brinda reçoit ici à mes côtés et à ceux de Tïkka, mon fils aîné, et que je n’applique pas le purdah. Simplement elle ne sera pas près de vous. Et Brinda est certaine qu’elle portera le sari avec beaucoup de grâce et d’élégance. Qu’en pensez-vous ?

— Que vous êtes, Monseigneur, l’homme le meilleur et l’hôte le plus délicat qui soit. Merci ! De tout mon cœur merci !

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