— Si j’en crois ce qu’elle dit, c’était son homme, traduisit-il. Autrement dit, elle appartenait beaucoup plus à Agalar qu’à la pauvre Tania. Elle était chargée de la surveiller, tout simplement : la malheureuse aurait pu déménager autant qu’elle l’aurait voulu, dès l’instant qu’elle traînait ce boulet après elle…
— On la laissera pleurer tant qu’elle voudra quand elle nous aura dit où est Morosini ! coupa Adalbert. Demandez-lui où elle allait avec son seau et son pain l’autre jour ! Et avec un peu d’énergie, s’il vous plaît ! Sinon je m’en charge…
— Il vous faut un interprète : elle ne connaît que quelques phrases en français. Juste ce qu’il faut pour le service minimum d’une domestique.
Mais, sous le feu roulant des questions, la Mongole resta muette, ses lèvres serrées ne formant plus qu’une ligne mince dans son visage cireux. Pendant ce temps, les frères Vassilievich étaient allés explorer le parc à l’aide des lampes électriques dont pratiquement chacun s’était muni. Au bout d’un moment, Aliosha revint seul tandis que ses frères continuaient à battre le terrain :
— On n’a rien trouvé parce qu’il n’y a rien. Le jardin est composé d’une étendue d’herbe mal tenue, d’un petit bois et, derrière, d’une terrasse envahie par des broussailles qui domine d’assez haut une petite route… Mes frères cherchent encore, plus par acquit de conscience que pour autre chose. Le prisonnier n’est pas ici… et dans ce cas où chercher ?
Une véritable fureur s’empara d’Adalbert qui voulut se jeter sur Tamar en criant :
— Je vous jure qu’elle va parler ! Cette femme sait où il est. J’en suis sûr ! Et il faut qu’elle parle ! Il le faut ! sanglota-t-il, à bout de nerfs.
On la lui arracha, ce qui ne parut pas émouvoir Tamar plus que son attaque. Agenouillée près du corps de son époux et les mains toujours liées, elle avait entonné une sorte de mélopée murmurée, plus obsédante que les cris. Masha intervint alors : — Laissez-moi faire ! dit-elle calmement. Je crois savoir ce qu’il faut dire…
Elle s’agenouilla auprès de Tamar… et se mit à chanter.
Un frisson parcourut alors ceux qui l’écoutaient. Jamais sa voix n’avait été si chaude, si prenante. Pourtant le fil mélodique ne ressemblait en rien à ce qu’elle tissait d’habitude. Il y avait dedans quelque chose de plus sauvage, de plus héroïque et de plus désespéré à la fois…
— Qu’est-ce qu’elle chante là ? chuchota Karloff. Je ne comprends pas…
— Ce doit être du mongol, laissa tomber Aliosha. Mais j’ignore d’où elle le sort…
Une chose était certaine en tout cas. Tamar avait tourné la tête vers la tzigane et elle écoutait avec une attention tellement tendue que tous la ressentaient. Au bout d’un moment et sans cesser de chanter, Masha défit la corde qui liait les poignets de Tamar et, se levant, lui tendit une main, sans la lâcher quand la femme se fut relevée à son tour. On aurait dit que la vie de celle-ci était suspendue à cette voix, à ce regard… Main dans la main, elles se dirigèrent vers la porte et sortirent de la maison… Adalbert et Martin s’apprêtaient à s’élancer à leur suite mais Aliosha les retint :
— Suivons, mais à distance !
La nuit, si sombre auparavant, commençait à céder devant le jour et, dans ces deux femmes qui s’en allaient à pas lents à travers les écharpes de brume venues du fleuve et qui se glissaient sous les arbres, il y avait quelque chose d’envoûtant. Masha chantait toujours… Ceux qui venaient derrière assourdissaient leurs pas, retenaient leur souffle, conscients de la fragilité du lien entre la chanteuse et celle qui l’écoutait…
Enfin on sortit du bois. On déboucha sur la terrasse dont avait parlé Aliosha, d’où l’on découvrait la Seine, les moutonnements obscurs du bois de Boulogne et les lumières de la ville. Soudain Tamar s’accroupit dans les herbes hautes commença à déblayer de la terre et des herbes mêlées, puis, se redressant, regarda Masha. Celle ci se tut et tendit les bras pour envelopper Tamar mais, avec un cri qui était aussi un sanglot, la Mongole lui échappa, courut vers l’extrémité de la terrasse et se jeta dans le vide… Sans qu’elle fît un geste pour la retenir.
Seulement, par trois fois, Masha se signa.
Déjà les hommes étaient devant la place ainsi dégagée. Ils virent une tôle ronde munie d’une poignée, la soulevèrent. Déjà Adalbert était à genoux au bord et plongeait sa lampe dans les ténèbres d’où s’élevait une odeur pénible. Ce qu’il aperçut l’épouvanta :
— Bon Dieu ! s’écria-t-il à demi étranglé. Il est là au fond de ce trou… On dirait… on dirait qu’il est mort !
Cependant, des profondeurs du puits, une voix faible lui parvint :
— Adal… C’est toi ?
— Oui, mon vieux, c’est moi. Comment es-tu ?
— C’est… c’est sans importance ! Lisa ! Où est Lisa ?
— Elle va bien, sois tranquille ! J’arrive ! (Puis, s’adressant à ceux qui l’entouraient :) Comment descend-on là-dedans ? Trouvez-moi une corde… une échelle !
La corde n’était pas loin. On la trouva dans les herbes avec un crochet permettant de descendre et de remonter un seau : la seule communication, depuis près de trois semaines, entre l’enterré et le monde des vivants. Fédor, le plus solide des Vassilievich, se l’attacha autour du corps et s’assit par terre pour permettre à Adalbert de rejoindre son ami tandis que deux autres frères le retenaient.
— On ne le remontera pas comme ça, observa celui-ci. Il faudrait au moins une échelle ! Appelez donc les pompiers ! Ils sauront faire ça mieux que nous s’il est blessé. Sans oublier la police !
— Ni un serrurier ! gronda Adalbert du fond du trou. Il est enchaîné à la muraille !
Il fallut tout cela en effet, plus une bonne heure et les efforts de trois hommes pour que la civière descendue dans le puits remonte en glissant le long de l’échelle et soit déposée dans la tendre lumière d’un soleil qui se levait sans hâte.
— Mon Dieu ! exhala le policier. Quel monstre était donc ce pseudo-Napoléon ?
Morosini, en effet, aurait suscité la pitié de son pire ennemi : amaigri, blême sous les poils de barbe qui lui mangeaient le visage, les yeux creux et brûlants de fièvre, les bras enflés et les poignets couverts de croûtes dont certaines saignaient encore, sale à faire peur et répandant une odeur méphitique, il ne restait plus grand-chose de l’homme séduisant et désinvolte qui avait quitté la rue Jouffroy par une froide nuit d’avril pour s’enfoncer dans une nuit encore plus profonde. En outre, il émettait par quintes épuisantes une toux sèche qui fronça les sourcils d’Adalbert : il savait son ami sensible au froid et ce printemps ressemblait comme deux gouttes d’eau à un début d’hiver. Sans compter l’humidité du puits !
— Il faut le ramener tout de suite à la maison ! s’écria Marie-Angéline qui avait rejoint les hommes et qui pleurait dans son mouchoir. Il recevra les meilleurs soins !
— Pas question ! coupa Langlois. Il lui faut l’hôpital et nous allons le conduire à l’Hôtel-Dieu.
— Il a raison, approuva Adalbert. Il a besoin d’un examen minutieux. Après quoi on pourra le récupérer…
— Belles paroles ! ricana Langlois. Vous voilà saisi par la sagesse ? Un peu tard, on dirait ? Mais vous allez avoir des comptes à me rendre ! C’est bien la première fois que je vois faire appel à des tziganes plutôt qu’à la police pour régler les comptes d’un criminel !
— C’est moi qui ai téléphoné au Schéhérazade avant de venir ici, intervint Martin Walker. Vous appeler eût été trop risqué !
— Tandis qu’à présent vous avez lieu d’être satisfait ? Quel tableau de chasse ! Un vrai massacre…
— Vous n’auriez pas fait mieux ! Peut-être même pire, car tout le monde est entier dans notre camp. Sauf sans doute le dos de Vidal-Pellicorne. Au lieu de rouspéter, vous feriez mieux de vous pencher sur le problème qui vous reste : Agalar n’était pas Napoléon VI. Il l’a avoué avant de mourir en demandant pardon à Dieu et en jurant qu’il n’avait tué ni Piotr Vassilievich, ni Van Kippert ! Somme toute vous devriez nous remercier parce qu’on vous a éliminé une belle bande de truands sans que ça coûte un sou à la justice française !