— N’oublie pas mon sang asiatique, pauvre imbécile ! Continue, Timour !
— Un jour… Un jour vous paierez vos…
Un troisième coup lui coupa la parole et la souffrance fut si rude qu’il faillit perdre connaissance et l’espéra… Que vienne la bienheureuse inconscience avant que le quatrième n’entame davantage sa chair ! Mais il était solide et il en fallait hélas plus pour qu’il s’évanouisse. Deux autres coups l’atteignirent sans obtenir ce résultat. Il ferma les yeux, attendant une recrudescence de souffrance, ouvrit la bouche… Un cri jaillit, mais ce n’était pas lui qui l’avait poussé, et le fouet ne s’abattit pas.
Tournant péniblement la tête il vit le Mongol tomber, un couteau dans la gorge. Un couteau qu’une main sûre venait de lancer de la porte arrière. En même temps des hommes vêtus de couleurs vives envahirent son champ de vision. L’un d’eux vint à lui pour trancher ses liens. Il se laissa glisser à terre et le spectacle qu’il eut sous les yeux lui parut relever du rêve, d’autant qu’un admirable contralto féminin se faisait entendre. Malheureusement il ne comprit pas les paroles car Masha Vassilievich s’adressait à Agalar en russe. Dressée en face de lui dans ses oripeaux rutilants, la grosse femme apostrophait le marquis avec une violence qui n’avait pas besoin d’interprète, tant elle exprimait la haine et le mépris. Médusé, celui ci l’écoutait sans faire le moindre geste pour l’écarter mais ce fut quand, à son tour, il cria qu’Adalbert comprit : elle venait de lui enfoncer dans la poitrine le poignard quelle tenait devant elle. Agalar tomba à ses pieds et elle leva le bras pour frapper encore.
— Non ! gémit Adalbert. Il faut qu’il parle ! Il faut qu’il dise où est Morosini…
Il essaya de se relever, ne réussit qu’à se mettre à genoux.
— Aidez-le donc, vous autres ! ordonna la tzigane. Vous voyez bien qu’il est plein de sang ! Soignez-le !… Mais toi, petit frère, tu as raison : il faut qu’il parle.
D’une seule main, elle empoigna Agalar par son vêtement pour le hisser jusqu’à ses genoux :
— Tu as entendu, assassin ? Où est le prince ?
— Je ne le dirai pas… Je sais que je vais… mourir mais il mourra aussi… plus lentement… voilà… tout !
Le poignard que Masha avait retiré de la blessure s’approcha de son œil droit :
— Tu parles ou je te fais sauter cet œil… puis l’autre ! Tu as tué mon frère, tu n’as aucune pitié à attendre de moi. Allons, parle, au moins pour sauver ton âme si c’est encore possible !
— Fais… ce que tu… veux ! Tu… tu n’auras pas le temps…
Il eut un spasme qui le rejeta en arrière. C’était la fin. Le comprenant, la tzigane le laissa retomber.
— Il faut pourtant que quelqu’un nous dise où il est !
Elle regarda autour d’elle, vit que l’Espagnol qui gardait Martin toujours inconscient était mort. Mort aussi Timour.
— Il y a les hommes que nous avons enfermé se souvint Adalbert. L’un dans une chaise à porteurs… L’autre là, dans le placard.
On les en tira mais Martin avait fait du trop beau travail : ils n’étaient plus que des corps sans vie…
— La femme ! s’exclama alors Adalbert. La Mongole ! Elle doit savoir…
— La femme aux chiens ? dit l’un des frères. Aliosha a tué les deux bêtes qui attaquaient un homme. Elle s’est enfuie.
— Et l’homme ? Comment est-il ?
— Amoché ! fit le tzigane qui n’ignorait apparemment rien des finesses de la langue française. Mais il s’en tirera !
— Je veux le voir !
À ce moment, Agalar, que l’on croyait bien mort cependant, ouvrit des yeux terrifiés. Une larme en coula et on l’entendit murmurer avec une horrible tristesse :
— Sur le salut… de mon âme ! Je… je n’ai pas tué le tzigane… ni l’Américain ! Ce n’est pas moi... Napoléon ! Pas moi !… Dieu… Dieu me pardonne !
Les yeux se fixèrent dans leur épouvante et le corps se raidit une dernière fois pour ne plus bouger. Cette fois c’était bien fini. Masha ferma les paupières d’une main qui tremblait un peu et se signa avant de murmurer avec un chagrin poignant :
— Devant la mort on ne ment plus !… Tout est à recommencer !
Elle se signa et se mit à prier.
— Pendant qu’il y était, sa contrition aurait pu lui inspirer de libérer Aldo ! s’écria Adalbert furieux. Il faut fouiller cette maison de la cave aux toits ! Il faut aussi retrouver Marie-Angéline ! ajouta-t-il, se souvenant de sa compagne de tout à l’heure.
— Vous allez surtout rester tranquille ! ordonna Masha. Je dois laver vos blessures…
— On les lavera plus tard ! fit Adalbert en réendossant sa chemise et sa veste. Occupez-vous des autres blessés ! lui dit-il en lui désignant Martin qui revenait lentement à la conscience et Théobald qu’Aliosha ramenait avec un bras enveloppé dans un torchon de cuisine.
Il devait souffrir beaucoup si l’on en jugeait par son visage pâle et crispé, mais il réussit à grimacer un sourire :
— Que Monsieur ne se tourmente pas !… Ça ira ! Mais il faudra que Monsieur cire ses souliers pendant un moment ! J’en demande bien pardon à Monsieur !
Adalbert se dirigea vers lui, le prit dans ses bras pour une chaude accolade :
— Ne dis pas de sottise ! C’est moi qui vais cirer les tiens.
Et il partit avec les quatre frères Vassilievich pour visiter chaque pièce de la maison qui n’en manquait pas. On allumait au fur et à mesure et bientôt la bâtisse brilla comme si une fête y était donnée, sans révéler la moindre trace de Morosini.
En revanche, Mlle du Plan-Crépin fut retrouvée presque par miracle dans l’un des clochetons du toit. On l’y avait bourrée comme un ballot de linge sale et elle pouvait à peine respirer mais, entendant du bruit, elle réussit à pousser des gémissements qui attirèrent l’attention d’Adalbert :
— Comment se fait-il qu’on ne vous ait ligotée ni bâillonnée ? s’étonna-t-il en l’aidant à regagner le grenier.
— Parce que vous trouvez que je n’en ai pas subi assez ?
Tandis qu’ils redescendaient vers le vestibule, elle lui raconta les derniers événements, mais elle eut un haut-le-corps en découvrant tant de cadavres sur le sol. Martin Walker, enfin ranimé, considérait lui aussi le carnage d’un œil désabusé, tout en fourrageant dans ses cheveux blonds. Sa tempe s’ornait à présent d’un hématome bleu gros comme un œuf de poule. Mais ses préoccupations étaient d’un ordre différent :
— Dire que j’ai manqué tout ça, moi ! Il va falloir m’expliquer… Toujours pas de Morosini ?
— Toujours pas ! On a retourné la maison entière sans relever la moindre trace.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en désignant Marie-Angéline. Elle fait partie de la bande ?
— Non. C’est Mlle du Plan-Crépin, une cousine de Morosini. Elle a pris la place de Lisa au moment où celle-ci allait livrer la rançon et se livrer elle-même. Mais on vous le racontera plus tard ! Il faut…
— Prévenir le commissaire Langlois et un peu vite ! Au moins pour compter les cadavres et nous aider à fouiller le jardin.
— Vous pensez… qu’on l’y a enterré ? lâcha Adalbert la gorge serrée.
— Ce n’est pas à ça que je pense, fit Walker avec impatience. Réveillez-vous, mon vieux ! Avez-vous oublié ce que vous avez vu depuis la maison d’à côté ? La Tamar qui partait herboriser avec un pain et un seau, et qui revenait avec le seau vide.
— Comme je n’ai pas vu ce qu’il y avait dedans, j’ai pensé qu’elle allait jeter des ordures…
— … ou porter de la nourriture à quelqu’un ! Il doit bien y avoir des dépendances à cette foutue bicoque ?
— Vous avez raison ! Allons voir ! Mais quel malheur que cette damnée bonne femme ait réussi à s’enfuir ! Je vous jure qu’elle parlerait…
La voix paisible du colonel Karloff retentit soudain :
— Vous avez perdu quelque chose ?… Ça ne serait pas ça, par hasard ?
Ça, c’était Tamar qu’il menait en laisse comme un chien hargneux à l’aide d’une corde passée à son cou. Un autre bout lui liait les poignets dans le dos. Elle ne soufflait pas un mot et son visage plat suait la haine mais, quand elle vit son congénère étendu raide mort sur le sol, elle poussa un cri qui ressemblait à celui d’une louve, éclata en un déluge d’imprécations et de sanglots, voulut se jeter sur le corps mais Karloff la retint à l’écart :