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– Il se demande.

– Mais ce soir, le Veilleux t'attend. Il s'est emmerdé toute la journée avec le pied sur la bassine. Il t'attend. En fait, il m'a ordonné de te ramener.

– Alors, dit Adamsberg, c'est différent. Tu es venu comment?

– Avec la mobylette. Tu n'auras qu'à me tenir avec le bras gauche.

Adamsberg roula ses documents, les fourra dans sa veste.

– Tu emmènes tout cela avec toi? demanda Soliman.

– Il arrive que les idées me rentrent par la peau. Je préfère les avoir contre moi.

– Tu espères vraiment quelque chose?

Adamsberg fit une grimace, enfila sa veste alourdie de papiers.

– Tu as une idée? demanda Soliman.

– Subliminale.

– Ça veut dire?

– Ça veut dire que je ne la vois pas. Elle tremble à la lisière de mes yeux.

– Pas très pratique.

– Non.

Soliman, dans un silence un peu tendu, racontait sa troisième histoire africaine, noyant sous ses paroles les regards un peu lourds qui s'échangeaient en tous sens, de Camille à Adamsberg, d'Adamsberg à Lawrence, de Lawrence à Camille. Adamsberg levait parfois les yeux vers le trappeur, comme chancelant. Il cède, pensait Soliman, il cède. Il va laisser toute sa rivière en plan. Sous le regard un peu agressif du Canadien, le commissaire baissait à nouveau la tête vers son assiette et restait ainsi, comme abruti, absorbé par les motifs peints sur la faïence. Soliman poursuivait son histoire, une affaire très embrouillée entre une araignée vindicative et un oiseau apeuré, dont il ne savait pas au juste comment il allait se dépêtrer.

– Quand le dieu du marais vit la nichée par terre, dit Soliman, il fut pris d'une telle fureur qu'il s'en alla trouver le fils de l'araignée Mombo. – C'est toi, fils de Mombo, dit-il, qui as coupé les branches des arbres avec tes saletés de mandibules. Dorénavant, tu ne couperas plus du bois avec ta bouche mais tu tisseras du fil avec tes fesses. Et avec ce fil, jour après jour, tu recolleras les branches et tu laisseras les oiseaux nicher.” "Que dalle”, fit le fils de Mombo…

– God, coupa Lawrence. Comprends pas.

– Ce n'est pas fait pour ça, dit Camille.

A minuit et demi, Adamsberg resta seul avec Soliman. Il déclina son offre de le raccompagner à l'hôtel, le trajet en mobylette ayant été assez éprouvant pour son bras.

– Ne t'en fais pas, dit-il, je vais rentrer à pied.

– Il y a huit kilomètres.

– J'ai besoin de marcher. Je couperai par les champs.

Le regard d'Adamsberg était si distant, si perdu, que Soliman n'insista pas. Il arrivait au commissaire de partir dans un autre monde et nul, à ces instants, ne se sentait l'envie de lui faire escorte.

Adamsberg quitta la route et rejoignit le chemin étroit qui passait entre un champ de jeunes maïs et un champ de lin. La nuit n'était pas très claire, venteuse, des nuages s'étaient levés en soirée vers l'ouest. Il avançait lentement, le bras droit coincé, la tête baissée vers les cailloux qui dessinaient une ligne blanche et sinueuse au sol. Il déboucha dans la plaine et s'orienta au clocher noir de Montdidier qu'on discernait au loin. C'était à peine s'il pouvait comprendre ce qui l'avait tant choqué ce soir. Ce devait être cette histoire de rivière qui lui brouillait la vue, qui déformait ses pensées. Mais pourtant il avait vu. L'idée indécise qui tremblait tout à l'heure au bord de ses paupières prenait forme et consistance. Une consistance effrayante, inadmissible. Mais il avait vu. Et tout ce qui grinçait dans l'histoire de l'homme au loup, comme des roues faussées, s'assouplissait devant cette hypothèse. La mort absurde de Suzanne Rosselin, l'itinéraire qui ne déviait pas, Crassus le Pelé, les ongles de Massart, les poils de loup, la croix manquante, tout cela rentrait dans le rang. Les angles s'estompaient pour ne former qu'une seule route, lisse, claire, évidente. Et Adamsberg voyait toute cette route, de son origine à son terme, diaboliquement tracée, pavée de douleur, de cruauté et d'une pointe de génie.

Il s'arrêta, s'assit un long moment contre un arbre, explorant la solidité de ses pensées. Après un quart d'heure, il se releva lentement et, rebroussant chemin, il prit la direction de la gendarmerie de Châteaurouge.

A mi-route, à l'entrée du chemin qui séparait les deux champs, il s'arrêta net. A cinq ou six mètres, une silhouette noire, large et massive, un peu ramassée sur elle-même, lui barrait l'accès du sentier. La nuit n'était pas assez claire pour qu'il puisse distinguer les traits du visage. Mais Adamsberg sut sur l'instant qu'il faisait face au loup-garou. Le tueur vagabond, l'homme de toutes les esquives, celui qui se terrait depuis maintenant deux semaines, se découvrait enfin pour un face à face meurtrier. Jusqu'ici, aucune de ses victimes n'avait survécu à l'attaque. Mais aucune de ses victimes n'était armée. Adamsberg recula de quelques pas, jaugeant sa taille impressionnante, tandis que l'homme s'approchait lentement, sans une parole, un peu tanguant. Comme des tisons, mon gars, comme des tisons ça fait, les yeux du loup, la nuit. De la main gauche, Adamsberg dégaina son pistolet, et, au poids, il comprit que l'arme était vide.

L'homme se rua sur lui et le déséquilibra d'une seule et violente poussée. Adamsberg se retrouva le dos plaqué au sol, grimaçant sous l'effet de la douleur, les genoux de l'homme écrasant ses épaules de tout leur poids. De son bras gauche, il tenta de repousser la masse qui le clouait au sol mais il le laissa retomber, impuissant. Il chercha dans la nuit le regard de son adversaire.

– Stuart Donald Padwell, dit-il dans un souffle. Je te cherchais.

– Ta gueule, lui répondit Lawrence.

– Lâche-moi, Padwell. J'ai déjà prévenu les flics.

– Pas vrai, dit Lawrence.

Le Canadien glissa la main dans son blouson et Adamsberg distingua dans son poing, toute proche de son visage, une mâchoire blanche qui lui parut immense.

– Crâne de loup de l'Arctique, dit Lawrence en ricanant. Mourras pas ignorant.

Une détonation claqua dans l'air. Lawrence se retourna dans un sursaut, sans lâcher sa prise sur Adamsberg. Soliman fut d'un bond sur lui, enfonçant le canon du fusil sur sa poitrine.

– Bouge plus, le trappeur, hurla Soliman. Ou je t'envoie la balle dans le cœur. Couche-toi, couche-toi, couche-toi sur le dos!

Lawrence ne se coucha pas. Il se leva avec lenteur, les mains levées, dans une pose plus agressive que soumise. Soliman le maintenait du bout de son fusil, le faisant reculer vers le champ de maïs. Dans la nuit, la silhouette élancée de Soliman semblait pathétiquement gracile. Le jeune homme ne tiendrait pas longtemps le choc, fusil ou pas fusil. Adamsberg chercha une lourde pierre et visa à la tête. Lawrence s'écroula sur lui-même, touché à la tempe. Adamsberg se redressa, s'avança vers lui, l'examina.

– C'est bon, souffla-t-il. Donne de quoi l'attacher. Il ne va pas rester longtemps comme ça.

– Je n'ai rien pour l'attacher, dit Soliman.

– Donne tes fringues.

Pendant qu'Adamsberg détachait les lanières de son holster et ôtait sa chemise pour fournir du cordage, Soliman obéissait.

– Pas le tee-shirt, dit Adamsberg. File ton froc.

En caleçon, Soliman acheva de lier les membres du Canadien, qui gémissait sur le sol.

– Il saigne, dit-il.

– Il va se remettre. Regarde, Sol, regarde la bête.

Dans la faible lumière nocturne, Adamsberg montra à Soliman le grand crâne blanc du loup de l'Arctique, en le tenant soigneusement par le trou occipital. Soliman approcha la main, un peu horrifié, et éprouva du doigt le tranchant des dents.

– Il a aiguisé les pointes, dit-il. Ça coupe comme des sabres.

– Tu as ton téléphone? demanda Adamsberg.

Soliman tâtonna dans l'herbe pour y chercher son pantalon, et en décrocha le portable. Adamsberg appela les flics de Châteaurouge.

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