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Adamsberg raccrocha et rejoignit le camion. Soliman, calmé, avait sorti sa bassine bleue, Camille composait dans la cabine, portière ouverte, le Veilleux sifflotait, assis près des marches. Il extirpait des puces du ventre de son chien, qu'il sectionnait d'un coup sec entre le pouce et l'ongle de l'index. La vie se ritualisait autour de la bétaillère, les territoires s'organisaient. Camille occupait l'avant-poste, Soliman le flanc et le Veilleux gardait l'arrière.

Adamsberg alla jusqu'à l'avant.

– Le cheveu appartient à Massart, dit-il à Camille.

Soliman, le Veilleux et Camille entouraient le commissaire, silencieux, graves, presque hébétés. Ils avaient toujours su qu'il s'agissait de Massart, mais cette confirmation jetait une sorte d'effroi. C'était une différence du même ordre que l'idée d'un couteau et la vue d'un couteau. Un surcroît de précision et de réalisme, une certitude tranchante.

– On va allumer un cierge dans le camion, dit Adamsberg, rompant le silence. Le Veilleux veillera à ce que la flamme ne s'éteigne pas.

– Qu'est-ce qui te prend? dit Camille. Tu crois que ça va aider?

– Ça va aider à savoir en combien de temps ça brûle.

Adamsberg alla fouiller dans son coffre et en revint avec un long cierge qu'il scella sur une soucoupe. Il le porta à l’intérieur du camion et l'alluma.

– Voilà, dit-il en se reculant d'un air satisfait.

– Pourquoi on fait ça? demanda Soliman.

– Parce qu'on n'a rien de mieux à faire. Toi et moi, on va remonter tranquillement la départementale en visitant toutes les églises. Si Massart a eu une crise d'expiation après le meurtre de Deguy, on a une chance de repérer son passage. Il faut vérifier s'il est toujours sur cette route, ou bien s'il en a changé.

– Vu, dit Soliman.

– Camille, si on trouve sa trace, tu nous rejoindras avec le camion.

– Ce n'est pas possible. Je n'ai pas prévu de rouler ce soir.

– A cause du cierge? dit Soliman. Le Veilleux le tiendra sur ses genoux.

– Non, dit Camille. Je reste à Bourg. Lawrence vient ce soir.

Il y eut un court silence.

– Ah bien, dit Adamsberg. Laurence vient ce soir. Bien.

– Le trappeur peut nous rallier plus au nord, dit Soliman. Qu'est-ce que ça peut lui faire?

Camille secoua la tête.

– Il est sur la route, je ne peux plus le joindre. Je lui ai donné rendez-vous à Bourg, je reste à Bourg.

Adamsberg hocha la tête.

– Bon, dit-il. Reste à Bourg. C'est normal. C'est bien.

Adamsberg et Soliman visitèrent dix-neuf églises avant de repérer, à presque quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Bourg-en-Bresse, dans une petite église de hameau, à Saint-Pierre-de-Cenis, cinq cierges plantés à l'écart des autres, à peu près disposés en forme de M.

– C'est lui, dit Soliman. C'était pareil à Tiennes.

Adamsberg prit un cierge neuf, l'alluma à la flamme d'un autre et le planta sur le portant.

– Qu'est-ce que tu fais? dit Soliman, stupéfait. Tu fais une prière?

– Je compare.

– Même. Si tu mets un cierge, faut faire une prière. Et faut payer le cierge. Sinon, on n'est pas exaucé.

– Tu es croyant, Sol?

– Je suis superstitieux.

– Ah. C'est fatigant, ça.

– Très.

Adamsberg pencha la tête, examina les cierges.

– Ils ont brûlé sur leur premier tiers, dit-il. On comparera à celui du camion, mais Massart était sans doute ici il y a environ quatre heures. Entre trois et quatre heures, cet après-midi. Le coin est isolé. Il a dû se faufiler dans l'église déserte.

II se tut, contempla les cierges en souriant.

– Qu'est-ce que ça peut nous faire au juste? Demanda Soliman. Il est loin maintenant. On sait bien qu'il allume des cierges.

– Tu n'as toujours pas compris, Sol? Cette église est sur son itinéraire. Cela veut dire qu'il n'a pas dévié. Il colle à sa route. Cela veut dire que rien n'est fortuit. S'il passe par là, c'est qu'il le faut. Il ne déviera plus à présent.

Avant de partir, Adamsberg mit trois francs dans une corbeille.

– Je savais bien que tu avais fait un vœu, dit Soliman.

– J'ai juste payé le cierge.

– Tu mens. Tu as fait un vœu. Je l'ai vu sur tes yeux.

Adamsberg gara la voiture à une vingtaine de mètres de la bétaillère. Il serra lentement le frein à main. Ni lui ni Soliman ne descendirent. Le Veilleux avait allumé une flambée, qu'il tisonnait du bout de son bâton ferré. À côté de lui, le regard tourné vers les flammes, un grand et beau type en tee-shirt blanc, aux cheveux blonds tombant sur les épaules, avait posé son bras autour des épaules de Camille. Adamsberg le regarda sans bouger pendant un long moment.

– C'est le trappeur, commenta finalement Soliman.

– Je vois ça.

Les deux hommes laissèrent passer un nouveau silence.

– C'est le type qui vit avec Camille, reprit Soliman comme s'il se le réexpliquait à lui-même, pour bien s'en convaincre. C'est le type qu'elle a choisi.

– Je vois ça.

– Très beau, très solide, pas froid aux yeux. Et des idées, ajouta Soliman en montrant son front. On ne peut pas dire que Camille ait mal choisi.

– Non.

– On ne peut pas lui reprocher d'avoir choisi ce type-là plutôt qu'un autre, pas vrai?

– Non.

– Camille est libre. Elle peut bien choisir qui elle souhaite. Celui qui lui plaît le mieux. Si c'est celui-là, eh bien, elle le choisit, pas vrai?

– Oui.

– C'est elle qui décide, après tout. Ce n'est pas nous. Ce n'est pas les autres. C'est elle. On ne voit pas ce qu'on aurait à dire là-dessus, pas vrai?

– Non.

– Et elle n'a pas mal choisi, finalement. Hein? Je ne vois pas pourquoi on s'en mêlerait.

– Non. On ne va pas s'en mêler.

– Non, pas une seconde.

– Ça ne nous regarde vraiment pas, en fait.

– En fait, non.

– Non, répéta Adamsberg.

– Qu'est-ce qu'on fait? demanda Soliman après un nouveau silence. On descend?

Le Veilieux installa un grillage sur les braises et disposa sans soin deux rangées de côtelettes et de tomates.

– Où as-tu pris le gril? lui demanda Soliman.

– C'est du grillage à poules. Buteil l'avait laissé dans le camion. La chaleur, ça désinfecte tout.

Le Veilleux regarda griller la viande, puis distribua les parts, dans un certain silence.

– Les cierges? demanda Camille.

– Cinq à Saint-Pierre-du-Cenis, dit Adamsberg. Il a dû les allumer vers trois heures. Il colle à la route. Ce qu'il faudrait, c'est bouger dès ce soir, Camille. Maintenant que Laurence est là, on peut se déplacer.

– Tu veux aller à Saint-Pierre?

– Il n'y est déjà plus. Il est devant. Déplie la carte, Sol.

Soliman repoussa les verres, étala la carte sur la caisse.

– Tu vois, dit Adamsberg en désignant la route de la pointe de son couteau, l'itinéraire se brise ici pour partir plein ouest vers Paris. Même s'il tient à ne pas franchir l'autoroute, il aurait pu tourner avant, ici, par cette petite route, ou bien là. Au lieu de ça, il fait un coude de trente kilomètres. C'est absurde, à moins qu'il ne tienne absolument à passer par Belcourt.

– Ça ne saute pas aux yeux, dit Soliman.

– Non, dit Adamsberg.

– Massart tue au hasard, quand on le dérange.

– C'est bien possible. Mais je préférerais qu'on aille à Belcourt ce soir. Le bourg n'a pas l'air grand. S'il y a une croix plantée quelque part, on la trouvera, et on se postera là.

– Je n'y crois pas, dit Soliman.

– Moi si, dit soudain Lawrence. Pas certain, mais très possible. Bullshit. A fait assez de morts comme ça.

– Si on le gêne à Belcourt, dit Soliman en se tournant vers le Canadien, il ira tuer ailleurs.

– Pas sûr. A des idées fixes.

– C'est des moutons qu'il cherche, dit Soliman.

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