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Camille eut un bref sourire. Adamsberg avait toujours su des choses que les autres ignoraient. A l'inverse, il existait des quantités de trucs que tous les autres connaissaient et qui lui étaient totalement étrangères.

– Comment sais-tu cela?

– Sur toi, une légère odeur de montagne, de laine.

Camille baissa les yeux vers sa veste, en frotta machinalement les manches.

– Oui, dit-elle. Ça reste sur les vêtements.

Elle releva le regard.

– Comment sais-tu cela? répéta-t-elle.

– Je t'ai aperçue aux informations, filmée sur la place de ce village.

– Tu te souviens de l'histoire des brebis?

– Assez bien. Des crocs gigantesques plantés dans trente et une bêtes, à Ventebrune, Pierrefort, Saint-Victor-du-Mont, Guillos, La Castille et tout dernièrement, à la Tête du Cavalier près du hameau du Plaisse. Et surtout, une femme à Saint-Victor, égorgée comme les brebis. Je suppose donc que tu connaissais cette femme. C'est ce qui t'a propulsée dans cette histoire.

Camille le regarda, incrédule.

– Est-ce que les flics s'intéresseraient à cela? demanda-t-elle.

– Ça n'intéresse aucun flic, dit Adamsberg d'un ton léger. Mais moi oui.

– A cause des loups? Les loups de ton grand-père?

– Peut-être. Et puis cette bête énorme, cette chose surgie d’une anfractuosité du temps. Et autour d'elle, toute cette nuit, ça m'a intéressé.

– Quelle nuit? demanda Camille sans comprendre.

– Partout autour de cette affaire. Quelque chose de sombre, de nocturne, que le regard ne perce pas mais que la pensée appréhende. De la nuit, quoi.

– Et quoi d'autre?

– Je ne sais pas. Je me suis demandé si quelqu'un ne guidait pas les pas de la bête. Elle tue beaucoup, sauvagement, sans nécessité de survie. Comme une enragée, et au fond comme un homme. Et puis Suzanne Rosselin. Je ne comprends pas que l'animal l'ait attaquée. A moins que la bête ne soit folle, possédée. Et ce que je ne saisis pas non plus, c'est qu'on ne l'ait toujours pas trouvée. Beaucoup de nuit.

Adamsberg regarda Camille, laissa passer un nouveau silence. Les silences, même longs, ne l'avaient jamais embarrassé.

– Dis-moi ce que tu fais là-dedans, dit-il doucement. Dis-moi ce qui a dérapé. Dis-moi ce que tu attends de moi.

Camille réexpliqua toute l'histoire, depuis son tout début, depuis les premières brebis de Ventebrune, la battue, Massart avec son torse large et glabre planté sur ses jambes tordues, le dogue allemand, la profondeur de l'impact des dents, la disparition de Crassus le Pelé, regorgement de Suzanne, Soliman dans les toilettes, le Veilleux momifié, la fuite de Massart, le tracé sur la carte, le loup-garou avec les poils en dedans, les abattoirs de Manchester, l'aménagement de la bétaillère, le chien Insaktor, ou quel que soit son nom, le dictionnaire de Soliman, les cinq cierges en forme de M, le meurtre du retraité de Sautrey, l'impasse, l'échec, le marigot où s'était coincée Suzanne.

A la différence d'Adamsberg, Camille avait l'esprit précis, structuré et rapide. Le tout lui prit moins d'un quart d'heure.

– Sautrey, dis-tu? Je n'ai pas suivi ça. Où est-ce?

– Un peu après le col de la Croix-Haute, sous Villard-de-Lans.

– Qu'est-ce que vous avez su de ce meurtre?

– Justement rien. C'est un professeur à la retraite. Il a été égorgé à la nuit, pas loin de son village. On ne sait rien sur la blessure mais ils parlent d’un chien errant, un Pyrénées échappé ou je ne sais quoi. Soliman a voulu faire toutes les églises sur la route, puis il a lâché prise. Il a dit qu'on aurait toujours un train de retard.

– Et ensuite? Qu'est-ce que vous avez fait?

– On a pensé qu'il nous faudrait un flic.

– Et ensuite?

– J'ai dit que j'en connaissais un.

– Pourquoi pas les flics de Villard-de-Lans?

– Pas un flic n'écouterait cette histoire jusqu'au bout. On n'a rien de tangible.

– J'aime bien les histoires intangibles.

– C'est ce que j'ai pensé.

Adamsberg hocha la tête et resta plusieurs minutes sans parler. Camille attendait. Elle avait expliqué les choses de son mieux. La décision n'était plus de son ressort. Depuis longtemps, elle avait renoncé à convaincre les autres.

– Ça t'a beaucoup coûté de venir me trouver? demanda finalement Adamsberg en relevant la tête.

– Je dois dire la vérité?

– Si possible.

– Ça m'a emmerdée.

– Bon, dit Adamsberg après un nouveau silence. Alors l'affaire te tient à cœur. Les loups, ou bien cette Suzanne, ou ce Soliman, ou ce vieux berger?

– Un peu tout ensemble.

– Qu'est-ce que tu fais ces derniers temps? demanda-t-il en changeant brusquement de sujet.

– Je répare des chaudières et des tuyauteries.

– Ta musique?

– Je compose pour un feuilleton.

– Drame? Aventure?

– Histoire d'amour. Une grosse embrouille dans une famille de campagnols.

– Ah bien.

Adamsberg fit une nouvelle pause.

– Tu fais tout cela dans ce village, à Saint-Victor?

– Oui.

– Ce Lawrence dont tu as parlé? Le garde du Mercantour qui a examiné les premières blessures?

Adamsberg prononçait “Laurence”, il n'avait jamais pu reproduire un son anglais.

– Il n'est pas garde, dit Camille, sur la défensive. C'est un type en mission de reportage et d'étude.

– Oui. Eh bien cet homme, ce Canadien.

– Eh bien quoi?

– Eh bien parle-m'en.

– C'est un Canadien. Un type en mission de reportage et d'étude.

– Oui, tu m'as déjà dit ça. Parle-m'en.

– Pourquoi faudrait-il en parler?

– J'ai besoin de bien saisir le contexte.

– C'est un Canadien. Je n'ai pas grand-chose d'autre à dire sur lui.

– Ce n'est pas un grand type taillé pour l'aventure? Un beau type, un beau type taillé avec des cheveux longs el blonds?

– Oui, dit Camille avec méfiance. Comment sais-tu cela aussi?

– Tous les Canadiens sont ainsi. Non?

– Peut-être.

– Alors parle-m'en.

Camille regarda Adamsberg qui l'observait calmement un peu souriant.

– Tu veux bien saisir le contexte, c'est ça? demanda-t-elle.

– C'est ça.

– Tu veux savoir si je couche avec lui, par exemple?

– Oui. Je veux savoir si tu couches avec lui, par exemple.

– Est-ce que cela te concerne?

– Non. Les loups non plus ne me concernent pas. Ni les assassins. Ni les flics. Ni rien ni personne. Cette branche de saule, peut-être, dit-il en effleurant la baguette de bois placée entre eux deux. Et moi, de temps à autre.

– Bien, dit Camille en soupirant. Je vis avec lui.

– On comprend mieux comme ça, dit Adamsberg.

Il se leva, ramassa la branche de saule et fit quelques pas dans la clairière.

– Où t'es-tu garée? demanda-t-il.

– Au camping de la Brèvalte, à l'entrée d'Avignon.

– Tu te sens prête à rouler ce soir jusqu'à Sautrey?

Camille acquiesça.

Adamsberg reprit sa marche lente. Cette nuit, à cinq heures du matin, l'assassin de la rue Gay-Lussac avait rompu ses digues, libérant un flot d'aveux. Restait à dicter le rapport, appeler Danglard, appeler la P.J. Passer à l'hôtel, appeler le Parquet de Grenoble, appeler Villard-de-Lans. Il connaissait le capitaine de gendarmerie de Villard-de-Lans. Adamsberg s'arrêta, chercha son nom. Montvailland, Maurice Montvailland. Un type terriblement logique.

Il compta sur ses doigts, alla jusqu'à la rive récupérer son pistolet, le rengaina dans le holster, enfila ses chaussures.

– Vers huit heures trente ce soir, dit-il. Vous m'attendrez?

Camille fit un signe de tête et se leva à son tour.

– Tu pars avec nous? demanda-t-elle. Jusqu'à Sautrey?

– Jusqu'à Sautrey ou ailleurs. Je dois remonter sur Paris. J’en ai terminé pour Avignon. Rien ne m'empêche de passer par Sautrey, n'est-ce pas? C'est comment?

– Brumeux.

– Bon. On s'arrangera.

– Pourquoi viens-tu? demanda Camille.

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