– Dites ce que vous avez à dire, je vous écoute, répondit Balsamo de plus en plus sombre.
– As-tu un crayon, une plume? Nous allons faire un petit calcul.
– Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous avez à dire.
– Voyons ton projet. Oh! je me le rappelle… tu renverses un ministère, tu casses les Parlements, tu établis des juges iniques, tu amènes une banqueroute, tu fomentes des révoltes, tu allumes une révolution, tu renverses une monarchie, tu laisses s’élever un protectorat, et tu précipites le protecteur.
«La Révolution t’aura donné la liberté.
«Le protectorat, l’égalité.
«Or, les Français étant libres et égaux, ton œuvre est accomplie.
«N’est-ce pas cela?
– Oui; regardez-vous la chose comme impossible?
– Je ne crois pas à l’impossibilité. Tu vois que je te fais beau jeu, moi!
– Eh bien?
– Attends; d’abord, la France n’est pas comme l’Angleterre, où l’on fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es; la France n’est pas une terre isolée où l’on puisse renverser les ministères, casser les Parlements, établir des juges iniques, amener une banqueroute, fomenter des révoltes, allumer des révolutions, renverser des monarchies, élever des protectorats et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mêlent un peu de ces mouvements. La France est soudée à l’Europe, comme le foie aux entrailles de l’homme; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres chez tous les peuples; essaye d’arracher le foie à cette grande machine qu’on appelle le continent européen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante ans peut-être, tout le corps frémira; mais je cote au plus bas, et je prends vingt ans; est-ce trop, sage philosophe?
– Non, ce n’est pas trop, dit Balsamo, ce n’est pas même assez.
– Eh bien! moi, je m’en contente. Vingt ans de guerre, de lutte acharnée, mortelle, incessante; voyons, je mets cela à deux cent mille morts par année, ce n’est pas trop quand on se bat à la fois en Allemagne, en Italie, en Espagne, que sais-je, moi! Deux cent mille hommes par année, pendant vingt ans, cela fait quatre millions d’hommes; en accordant à chaque homme dix-sept livres de sang, c’est à peu près le compte de la nature, cela fait, multipliez… 17 par 4, voyons… cela fait soixante-huit millions de livres de sang versé pour arriver à ton but. Moi, je t’en demandais trois gouttes. Dis maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux? Eh bien! tu ne réponds pas?
– Si fait, maître, je vous réponds que ce ne serait rien, trois gouttes de sang, si vous étiez sûr de réussir.
– Et toi, toi qui en répands soixante-huit millions de livres, es-tu sûr? Dis! Alors lève-toi, et, la main sur ton cœur, réponds: «Maître, moyennant ces quatre millions de cadavres, je garantis le bonheur de l’humanité.»
– Maître, dit Balsamo en éludant la réponse, maître, au nom du ciel, cherchez autre chose.
– Ah! tu ne réponds pas, tu ne réponds pas? s’écria Althotas triomphant.
– Vous vous abusez, maître, sur l’efficacité du moyen: il est impossible.
– Je crois que tu me conseilles, je crois que tu me nies, je crois que tu me démens, dit Althotas roulant avec une froide colère ses yeux gris sous ses sourcils blancs.
– Non, maître, mais je réfléchis, moi qui vis chacun de mes jours en contact avec les choses de ce monde, en contradiction avec les hommes, en lutte avec les princes, et non pas, comme vous, séquestré dans un coin, indifférent à tout ce qui se passe, à tout ce qui se défend, ou à tout ce qui s’autorise, pure abstraction du savant et du citateur; moi, enfin, qui sais les difficultés, je les signale, voilà tout.
– Ces difficultés, tu les vaincrais bien vite si tu voulais.
– Dites si je croyais.
– Tu ne crois donc pas?
– Non, dit Balsamo.
– Tu me tentes! tu me tentes! s’écria Althotas.
– Non, je doute.
– Eh bien, voyons; crois-tu à la mort?
– Je crois à ce qui est, or, la mort est.
Althotas haussa les épaules.
– Donc la mort est, dit-il; c’est un point que tu ne contestes pas?
– C’est une chose incontestable.
– C’est une chose infinie, invincible, n’est-ce pas? ajouta le vieux savant avec un sourire qui fit frissonner son adepte.
– Oh! oui, maître, invincible, infinie surtout.
– Et quand tu vois un cadavre, la sueur te monte au front, le regret te vient au cœur?
– La sueur ne me monte pas au front, parce que je suis familiarisé avec toutes les misères humaines; le regret ne me vient pas au cœur, parce que j’estime la vie peu de chose; mais je me dis en présence du cadavre: «Mort! mort! tu es puissante comme Dieu! Tu règnes souverainement, ô mort! et nul ne prévaut contre toi!»
Althotas écouta Balsamo en silence et sans donner d’autre signe d’impatience que de tourmenter un scalpel entre ses doigts; et, lorsque son élève eut achevé la phrase douloureuse et solennelle, le vieillard jeta en souriant un regard autour de lui, et ses yeux, si ardents, qu’il semblait que pour eux la nature ne dût point avoir de secrets, ses yeux s’arrêtèrent sur un coin de la salle où, couché sur quelques brins de paille, tremblait un pauvre chien noir, le seul qui restât de trois animaux de même espèce qu’Althotas avait demandé pour ses expériences, et que Balsamo lui avait fait apporter.
– Prends ce chien, dit Althotas à Balsamo, et apporte-le sur cette table.
Balsamo obéit; il alla prendre le chien noir et l’apporta sur le marbre.
L’animal, qui semblait pressentir sa destinée, et qui déjà sans doute s’était rencontré sous la main de l’expérimentateur, se mit à frissonner, à se débattre et à hurler lorsqu’il sentit le contact du marbre.
– Eh! eh! dit Althotas, tu crois à la vie, n’est-ce pas, puisque tu crois à la mort?
– Sans doute.
– Voilà un chien qui me paraît très vivant, qu’en dis-tu?
– Assurément, puisqu’il crie, puisqu’il se débat, puisqu’il a peur.
– Que c’est laid, les chiens noirs! Tâche, la première fois, de m’en procurer des blancs.
– J’y tâcherai.
– Ah! nous disons donc que celui-ci est vivant! Aboie, petit, ajouta le vieillard avec son rire lugubre, aboie, pour convaincre le seigneur Acharat que tu es vivant.
Et il toucha le chien du doigt sur un certain muscle, et le chien aboya, ou plutôt gémit aussitôt.