– Me feriez-vous l’honneur de voir en moi un chef de bandits? demanda ironiquement Balsamo.
– Je ne sais, mais tout au moins, ai-je surpris des signes, des paroles.
– Vous avez surpris des signes, des paroles? s’écria Balsamo en pâlissant.
– Oui, oui, dit Lorenza, je les ai surpris, je les sais, je les connais.
– Mais vous ne les direz jamais? Vous ne les redirez à âme qui vive, vous les enfermerez au plus profond de votre souvenir, afin qu’ils y meurent étouffés?
– Oh! tout au contraire! s’écria Lorenza, heureuse comme on l’est dans la colère, de trouver enfin l’endroit vulnérable de son antagoniste. Je les garderai précieusement dans ma mémoire, ces mots! Je les redirai tout bas tant que je serai seule, et tout haut à la première occasion; je les ai déjà dits.
– Et à qui? demanda Balsamo.
– À la princesse.
– Eh bien! Lorenza, écoutez bien ceci, dit Balsamo en enfonçant ses doigts dans sa chair pour en éteindre l’effervescence et pour refouler son sang révolté, si vous les avez dits, vous ne les redirez plus; vous ne les redirez plus, parce que je tiendrai les portes closes, parce que j’aiguiserai les pointes de ces barreaux, parce que j’élèverai, s’il le faut, les murs de cette cour aussi haut que ceux de Babel.
– Je vous l’ai dit, Balsamo, s’écria Lorenza, on sort de toute prison, surtout quand l’amour de la liberté se renforce de la haine du tyran.
– À merveille, sortez-en donc, Lorenza; mais écoutez ceci: vous n’avez plus que deux fois à en sortir: à la première je vous châtierai si cruellement que vous répandrez toutes les larmes de votre corps; à la seconde, je vous frapperai si impitoyablement que vous répandrez tout le sang de vos veines.
– Mon Dieu! mon Dieu! il m’assassinera! hurla la jeune femme arrivée au dernier paroxysme de la colère, en s’arrachant les cheveux et en se roulant sur le tapis.
Balsamo la considéra un instant avec un mélange de colère et de pitié. Enfin, la pitié parut l’emporter sur la colère.
– Voyons, Lorenza, dit-il, revenez à vous, soyez calme; un jour viendra où vous serez grandement récompensée de ce que vous aurez souffert ou cru souffrir.
– Enfermée! enfermée! criait Lorenza sans écouter Balsamo.
– Patience.
– Frappée!
– C’est un temps d’épreuve.
– Folle! Folle!
– Vous guérirez.
– Oh! jetez-moi tout de suite dans un hôpital de fous! Enfermez-moi tout à fait dans une vraie prison!
– Non pas! vous m’avez trop bien prévenu de ce que vous feriez contre moi.
– Eh bien! hurla Lorenza, la mort alors! la mort tout de suite!
Et, se relevant avec la souplesse et la rapidité d’une bête fauve, elle s’élança pour se briser la tête contre la muraille.
Mais Balsamo n’eut qu’à étendre la main vers elle et à prononcer du fond de sa volonté, bien plus encore que des lèvres, un seul mot pour l’arrêter en route: Lorenza, lancée, s’arrêta tout à coup, chancela et tomba endormie dans les bras de Balsamo.
L’étrange enchanteur, qui semblait s’être soumis tout le côté matériel de cette femme, mais qui luttait en vain contre le côté moral, souleva Lorenza entre ses bras et la porta sur son lit; alors il déposa sur ses lèvres un long baiser, tira les rideaux de son lit, puis ceux des fenêtres, et sortit.
Quant à Lorenza, un sommeil doux et bienfaisant l’enveloppa comme le manteau d’une bonne mère enveloppe l’enfant volontaire qui a beaucoup souffert, beaucoup pleuré.
Chapitre LVIII La visite
Lorenza ne s’était pas trompée: une voiture, après être entrée par la barrière Saint-Denis, après avoir suivi dans toute sa longueur le faubourg du même nom, avait tourné entre la porte et l’angle formé par la dernière maison, et longeait le boulevard.
Cette voiture renfermait, comme l’avait dit la voyante, Mgr Louis de Rohan, évêque de Strasbourg, que son impatience portait à venir trouver, avant le temps fixé, le sorcier dans son antre.
Le cocher, que bon nombre d’aventures galantes du beau prélat aguerrissaient contre l’obscurité, les fondrières et les dangers de certaines rues mystérieuses, ne se rebuta pas le moins du monde, lorsque, après avoir suivi les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, encore peuplés et éclairés, il lui fallut aborder le boulevard désert et sombre de la Bastille.
La voiture s’arrêta au coin de la rue Saint-Claude, sur le boulevard même, et, d’après l’ordre du maître, alla se cacher sous les arbres, à vingt pas.
Alors M. de Rohan, en habit de ville, se glissa dans la rue et vint frapper trois fois à la porte de l’hôtel, qu’il avait facilement reconnu à la description que lui en avait faite le comte de Fœnix.
Le pas de Fritz retentit dans la cour, la porte s’ouvrit.
– N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Fœnix? demanda le prince.
– Oui, monseigneur, répondit Fritz.
– Est-il au logis?
– Oui, monseigneur.
– Bien, annoncez.
– Son Éminence le cardinal de Rohan, n’est-ce pas, monseigneur?
Le prince demeura tout étourdi. Il regarda sur lui, autour de lui, si quelque chose pouvait, dans son costume ou dans son entourage, avoir trahi sa qualité. Il était seul et vêtu en laïque.
– Comment savez-vous mon nom? demanda-t-il.
– Monsieur vient de me dire, à l’instant même, qu’il attendait Son Éminence.
– Oui, mais demain, après-demain?
– Non, monseigneur, ce soir.
– Votre maître vient de vous dire qu’il m’attendait ce soir?
– Oui, monseigneur.
– Bien, annoncez-moi alors, dit le cardinal en mettant un double louis dans la main de Fritz.
– Alors, dit Fritz, que Votre Éminence prenne la peine de me suivre.
Le cardinal fit de la tête un signe annonçant qu’il y consentait.
Fritz marcha d’un pas empressé vers la porte de l’antichambre, qu’un grand candélabre de bronze doré éclairait de ses douze bougies.
Le cardinal suivait tout surpris et tout rêveur.
– Mon ami, dit-il en s’arrêtant à la porte du salon, il y a sans doute méprise, et, dans ce cas, je ne voudrais pas déranger le comte; il est impossible que je sois attendu par lui, puisqu’il ignore que je devais venir.