– Vous vous frappez l’imagination comme un enfant, madame, dit Balsamo. Althotas, mon précepteur, mon ami, mon second père, est un vieillard inoffensif, qui ne vous a jamais vue, jamais approchée, ou qui, s’il vous a approchée ou vue, n’a pas même fait attention à vous, lancé qu’il est à la poursuite de son œuvre.
– Son œuvre! murmura Lorenza; et quelle est son œuvre? Dites.
– Il cherche l’élixir de vie, ce que tous les esprits supérieurs ont cherché depuis six mille ans.
– Et vous, que cherchez-vous?
– Moi? la perfection humaine.
– Oh! les démons! les démons! dit Lorenza en levant les mains au ciel.
– Bon! dit Balsamo en se levant, voilà votre accès qui va vous reprendre.
– Mon accès?
– Oui, votre accès; il y a une chose que vous ignorez, Lorenza: c’est que votre vie est séparée en deux périodes égales; pendant l’une, vous êtes douce, bonne et raisonnable; pendant l’autre, vous êtes folle.
– Et c’est sous le vain prétexte de cette folie que vous m’enfermez?
– Hélas! il le faut bien.
– Oh! soyez cruel, barbare, sans pitié; emprisonnez-moi, tuez-moi, mais ne soyez pas hypocrite, et n’ayez pas l’air de me plaindre en me déchirant.
– Voyons, dit Balsamo sans se fâcher et même avec un sourire bienveillant, est-ce une torture que d’habiter une chambre élégante, commode?
– Des grilles, des grilles de tous les côtés; des barreaux, des barreaux, pas d’air!
– Ces grilles sont là dans l’intérêt de votre vie, entendez-vous, Lorenza?
– Oh! s’écria-t-elle, il me fait mourir à petit feu, et il me dit qu’il songe à ma vie, qu’il prend intérêt à ma vie!
Balsamo s’approcha de la jeune femme, et avec un geste amical il lui voulut prendre la main; mais elle, se reculant comme si un serpent l’eût effleurée:
– Oh! ne me touchez point! dit-elle.
– Vous me haïssez donc, Lorenza?
– Demandez au patient s’il hait son bourreau.
– Lorenza, Lorenza, c’est parce que je ne veux pas le devenir que je vous ôte un peu de votre liberté. Si vous pouviez aller et venir à votre volonté, qui peut savoir ce que vous feriez dans un de vos instants de folie?
– Ce que je ferais? Oh! que je sois libre un jour, et vous verrez!
– Lorenza, vous traitez mal l’époux que vous avez choisi devant Dieu.
– Moi, vous avoir choisi? Jamais!
– Vous êtes ma femme, cependant.
– Oh! voilà où est l’œuvre du démon.
– Pauvre insensée! dit Balsamo avec un tendre regard.
– Mais je suis romaine, murmura Lorenza, et un jour, un jour je me vengerai.
Balsamo secoua doucement la tête.
– N’est-ce pas que vous dites cela pour m’effrayer, Lorenza? demanda-t-il en souriant.
– Non, non, je le ferai comme je le dis.
– Femme chrétienne, que dites-vous? s’écria Balsamo avec une autorité surprenante. Votre religion, qui dit de rendre le bien pour le mal, n’est donc qu’hypocrisie, puisque vous prétendez suivre cette religion et que vous rendez, vous, le mal pour le bien?
Lorenza parut un instant frappée de ces paroles.
– Oh! dit-elle, ce n’est pas une vengeance que de dénoncer à la société ses ennemis, c’est un devoir.
– Si vous me dénoncez comme un nécroman, comme un sorcier, ce n’est pas la société que j’offense, c’est Dieu que je brave. Pourquoi alors, si je brave Dieu, Dieu, qui n’a qu’un signe à faire pour me foudroyer, ne se donne-t-il pas la peine de me punir, et laisse-t-il ce soin aux hommes, faibles comme moi, soumis à l’erreur comme moi?
– Il oublie, il tolère, murmura la jeune femme; il attend que vous vous réformiez.
Balsamo sourit.
– Et, en attendant, dit-il, il vous conseille de trahir votre ami, votre bienfaiteur, votre époux.
– Mon époux? Ah! Dieu merci, jamais votre main n’a touché la mienne sans me faire rougir ou frissonner.
– Et, vous le savez, j’ai toujours généreusement cherché à vous épargner ce contact.
– C’est vrai, vous êtes chaste, et c’est la seule compensation qui soit accordée à mes malheurs. Oh! s’il m’eût fallu subir votre amour!
– Oh! mystère, mystère impénétrable! murmura Balsamo, qui semblait suivre sa pensée plutôt que répondre à celle de Lorenza.
– Terminons, dit Lorenza; pourquoi me prenez-vous ma liberté?
– Pourquoi, après me l’avoir donnée volontairement, voulez-vous la reprendre? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous protège? Pourquoi allez-vous demander appui à une étrangère contre celui qui vous aime? Pourquoi menacez-vous sans cesse celui qui ne vous menace jamais de révéler des secrets qui ne sont point à vous, et dont vous ignorez la portée?
– Oh! dit Lorenza sans répondre à l’interrogation, le prisonnier qui veut fermement redevenir libre le redevient toujours, et vos barreaux ne m’arrêteront pas plus que ne l’a fait votre cage ambulante.
– Ils sont solides… heureusement pour vous, Lorenza! dit Balsamo avec une menaçante tranquillité.
– Dieu m’enverra quelque orage comme celui de la Lorraine, quelque tonnerre qui les brisera!
– Croyez-moi, priez Dieu de n’en rien faire; croyez-moi, défiez-vous de ces exaltations romanesques, Lorenza; je vous parle en ami, écoutez-moi.
Il y avait tant de colère concentrée dans la voix de Balsamo, tant de feu sombre couvait dans ses yeux, sa main blanche et musculeuse se crispait d’une façon si étrange à chacune des paroles qu’il prononçait lentement et presque solennellement, que Lorenza, étourdie au plus fort de sa rébellion, écouta malgré elle.
– Voyez-vous, mon enfant, continua Balsamo sans que sa voix eût rien perdu de sa menaçante douceur, j’ai tâché de rendre cette prison habitable pour une reine; fussiez-vous reine, rien ne vous y manquera. Calmez donc cette exaltation folle. Vivez ici comme vous eussiez vécu dans votre couvent. Habituez-vous à ma présence; aimez-moi comme un ami, comme un frère. J’ai de grands chagrins, je vous les confierai; d’effroyables déceptions, parfois un sourire de vous me consolera. Plus je vous verrai bonne, attentive, patiente, plus j’amincirai les barreaux de votre cellule. Qui sait? dans un an, dans six mois, peut-être serez vous aussi libre que moi, en ce sens que vous ne voudrez plus me voler votre liberté.
– Non, non, s’écria Lorenza, qui ne pouvait comprendre qu’une résolution si terrible s’alliât avec une si douce voix, non, plus de promesses, plus de mensonges: vous m’avez enlevée, enlevée violemment; je suis à moi et à moi seule; rendez-moi donc au moins à Dieu, si vous ne voulez pas me rendre à moi-même. Jusqu’ici, j’ai toléré votre despotisme, parce que je me souviens que vous m’avez arrachée à des brigands qui allaient me déshonorer, mais déjà cette reconnaissance s’affaiblit. Encore quelques jours de cette prison qui me révolte, et je ne serai plus votre obligée, et plus tard, plus tard, prenez garde, j’en arriverai peut-être à croire que vous aviez avec ces brigands des rapports mystérieux.