La jeune femme fit un brusque mouvement qui déroula les longues nattes de ses cheveux noirs. Son bras, si blanc et si nerveux à la fois, s’élança presque menaçant vers le comte.
– Oh! que signifie donc cela? dit-elle d’une voix brève et désolée. Et pourquoi m’as-tu fait abandonner mon pays, mon nom, ma famille, tout, jusqu’à mon Dieu? Car ton Dieu ne ressemble pas au mien. Pourquoi as-tu pris sur moi cet empire absolu, qui fait de moi ton esclave, qui fait de ma vie ta vie, de mon sang ton sang? Entends-tu bien? Pourquoi as-tu fait toutes ces choses, si c’est pour m’appeler la vierge Lorenza?
Balsamo soupira à son tour, écrasé sous l’immense douleur de cette femme au cœur brisé.
– Hélas! dit-il, c’est ta faute, ou plutôt la faute de Dieu. Pourquoi Dieu a-t-il fait de toi cet ange au regard infaillible à l’aide duquel je soumettrai l’univers? Pourquoi lis-tu dans tous les cœurs au travers de leur enveloppe matérielle comme on lit une page derrière une vitre? C’est parce que tu es l’ange de pureté, Lorenza! c’est parce que tu es le diamant sans tache, c’est parce que rien ne fait ombre en ton esprit; c’est que Dieu, voyant cette forme immaculée, pure et radieuse, comme celle de sa sainte Mère, veut bien y laisser descendre, quand je l’invoque, au nom des éléments qu’il a faits, son Saint-Esprit, qui d’ordinaire plane au-dessus des êtres vulgaires et sordides, faute de trouver en eux une place sans souillure sur laquelle il puisse se reposer. Vierge, tu es voyante, ma Lorenza; femme, tu ne serais plus que matière.
– Et tu n’aimes pas mieux mon amour, s’écria Lorenza en frappant avec rage dans ses belles mains, qui s’empourprèrent, et tu n’aimes pas mieux mon amour que tous les rêves que tu poursuis, que toutes les chimères que tu crées? Et tu me condamnes à la chasteté de la religieuse, avec les tentations de l’ardeur inévitable de ta présence? Ah! Joseph, Joseph, tu commets un crime! c’est moi qui te le dis.
– Ne blasphème pas, ma Lorenza, s’écria Balsamo; car, comme toi, je souffre. Tiens, tiens, lis dans mon cœur, je le veux, et dis encore que je ne t’aime pas.
– Mais alors, pourquoi résistes-tu à toi-même?
– Parce que je veux t’élever avec moi sur le trône du monde.
– Oh! ton ambition, Balsamo, murmura la jeune femme, ton ambition te donnera-t-elle jamais ce que te donne mon amour?
Éperdu à son tour, Balsamo laissa aller sa tête sur la poitrine de Lorenza.
– Oh! oui, oui, s’écria-t-elle, oui, je vois enfin que tu m’aimes plus que ton ambition, plus que ta puissance, plus que ton espoir. Oh! tu m’aimes comme je t’aime, enfin!
Balsamo essaya de secouer le nuage enivrant qui commençait à noyer sa raison. Mais son effort fut inutile.
– Oh! puisque tu m’aimes tant, dit-il, épargne-moi.
Lorenza n’écoutait plus; elle venait de faire de ses deux bras une de ces invincibles chaînes plus tenaces que les crampons d’acier, plus solides que le diamant.
– Je t’aime comme tu voudras, dit-elle, sœur ou femme, vierge ou épouse, mais un baiser, un seul.
Balsamo était subjugué; vaincu, brisé par tant d’amour, sans force pour résister davantage, les yeux ardents, la poitrine haletante, la tête renversée, il s’approchait de Lorenza, aussi invinciblement attiré que l’est le fer par l’aimant.
Ses lèvres allaient toucher les lèvres de la jeune femme!
Soudain la raison lui revint.
Ses mains fouettèrent l’air chargé d’enivrantes vapeurs.
– Lorenza! s’écria-t-il, réveillez-vous, je le veux!
Aussitôt cette chaîne, qu’il n’avait pu briser, se relâcha, les bras qui l’enlaçaient se détendirent, le sourire ardent qui écartait les lèvres desséchées de Lorenza s’effaça languissant comme un reste de vie au dernier soupir; ses yeux fermés s’ouvrirent, ses pupilles dilatées se resserrèrent; elle secoua les bras avec effort, fit un grand mouvement de lassitude et retomba étendue, mais éveillée, sur le sofa.
Balsamo, assis à trois pas d’elle, poussa un profond soupir.
– Adieu le rêve, murmura-t-il; adieu le bonheur.
Chapitre LVII La double existence – La veille
Aussitôt que le regard de Lorenza eut recouvré sa puissance, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.
Après avoir examiné chaque chose sans qu’aucun de ces mille riens qui font la joie des femmes parût dérider la gravité de sa physionomie, la jeune femme arrêta ses yeux sur Balsamo avec un tressaillement douloureux.
Balsamo était assis et attentif à quelques pas d’elle.
– Encore vous! fit-elle en se reculant.
Et tous les signes de l’effroi apparurent sur sa physionomie; ses lèvres pâlirent, la sueur perla à la racine de ses cheveux.
Balsamo ne répondit point.
– Où suis-je? demanda-t-elle.
– Vous savez d’où vous venez, madame, dit Balsamo; cela doit vous conduire naturellement à deviner où vous êtes.
– Oui, vous avez raison de rappeler mes souvenirs; je me souviens en effet. Je sais que j’ai été persécutée par vous, poursuivie par vous, arrachée par vous aux bras de la royale intermédiaire que j’avais choisie entre Dieu et moi.
– Alors vous savez aussi que cette princesse, toute puissante qu’elle est, n’a pu vous défendre.
– Oui, vous l’avez vaincue par quelque violence magique! s’écria Lorenza en joignant les mains. Oh! mon Dieu! mon Dieu! délivrez-moi de ce démon!
– Où voyez-vous en moi un démon, madame? dit Balsamo en haussant les épaules. Une fois pour toutes, laissez donc, je vous prie, ce bagage de croyances puériles apportées de Rome, et tout ce fatras de superstitions absurdes que vous avez traînées à votre suite depuis votre sortie du couvent.
– Oh! mon couvent! qui me rendra mon couvent? s’écria Lorenza en fondant en larmes.
– En effet, dit Balsamo, c’est une chose bien regrettable qu’un couvent!
Lorenza s’élança vers une des fenêtres, elle en ouvrit les rideaux, puis, après les rideaux, elle leva l’espagnolette, et sa main étendue s’arrêta sur un des barreaux épais et recouverts d’un grillage de fer caché sous des fleurs, qui lui faisaient perdre beaucoup de sa signification sans lui rien ôter de son efficacité.
– Prison pour prison, dit-elle, j’aime mieux celle qui conduit au ciel que celle qui mène à l’enfer.
Et elle appuya furieusement ses poings délicats sur les tringles.
– Si vous étiez plus raisonnable, Lorenza, vous ne trouveriez à votre fenêtre que des fleurs sans barreaux.
– N’étais-je pas raisonnable quand vous m’enfermiez dans cette autre prison roulante avec ce vampire que vous appelez Althotas? Non, et cependant vous ne me perdiez pas de vue; cependant j’étais votre prisonnière; cependant, quand vous me quittiez, vous souffliez en moi cet esprit qui me possède et que je ne puis combattre! Où est-il cet effrayant vieillard qui me fait mourir de terreur? Là, dans quelque coin, n’est-ce pas? Taisons-nous tous deux, et nous entendrons sortir de terre sa voix de fantôme!