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Je me rappelle maintenant ma première rencontre avec le major. On nous avait épouvantés – moi et un autre déporté noble- encore à Tobolsk, par les récits sur le caractère abominable de cet homme. Les anciens exilés (condamnés jadis à vingt-cinq ans de travaux forcés), nobles comme nous, qui nous avaient visités avec tant de bonté pendant notre séjour à la prison de passage, nous avaient prévenus contre notre futur commandant; ils nous avaient aussi promis de faire tout ce qu’ils pourraient en notre faveur auprès de leurs connaissances et de nous épargner ses persécutions. En effet, ils écrivirent aux trois filles du général gouverneur, qui intercédèrent, je crois, en notre faveur. Mais que pouvait-il faire? Il se borna à dire au major d’être équitable dans l’application de la loi. – Vers trois heures de l’après-dînée nous arrivâmes, mon camarade et moi, dans cette ville; l’escorte nous conduisit directement chez notre tyran. Nous restâmes dans l’antichambre à l’attendre, pendant qu’on allait chercher le sous-officier de la prison. Dès que celui-ci fut arrivé, le major entra. Son visage cramoisi, couperosé et mauvais fit sur nous une impression douloureuse: il semblait qu’une araignée allait se jeter sur une pauvre mouche se débattant dans sa toile.

– Comment t’appelle-t-on? demanda-t-il à mon camarade. Il parlait d’une voix dure, saccadée, et voulait produire sur nous de l’impression.

Mon camarade se nomma.

– Et toi? dit-il en s’adressant à moi, en me fixant par derrière ses lunettes.

Je me nommai.

– Sergent! qu’on les mène à la maison de force, qu’on les rase au corps de garde, en civils… la moitié du crâne, et qu’on les ferre demain! Quelles capotes avez-vous là? d’où les avez-vous? nous demanda-t-il brusquement en apercevant les capotes grises à ronds jaunes cousus dans le dos, qu’on nous avait délivrées à Tobolsk, – C’est un nouvel uniforme, pour sûr c’est un nouvel uniforme… On projette encore… Ça vient de Pétersbourg… dit-il en nous examinant tour à tour. – Ils n’ont rien avec eux? fit-il soudain au gendarme qui nous escortait.

– Ils ont leurs propres habits, Votre Haute Noblesse, répondit celui-ci en se mettant au port d’armes, non sans tressauter légèrement. Tout le monde le connaissait et le craignait.

– Enlevez-leur tout ça! Ils ne doivent garder que leur linge, le linge blanc; enlevez le linge de couleur s’il y en a, et vendez-le aux enchères. On inscrira le montant aux recettes. Le forçat ne possède rien, continua-t-il en nous regardant d’un œil sévère. – Faites attention! conduisez-vous bien! que je n’entende pas de plaintes! sans quoi… punition corporelle! – Pour le moindre délit – les v-v-verges!

Je fus presque malade ce soir-là de cet accueil auquel je n’étais pas habitué: l’impression était d’autant plus douloureuse que j’entrais dans cet enfer! Mais j’ai déjà raconté tout cela.

J’ai déjà dit que nous n’avions aucune immunité, aucun allégement dans notre travail quand les autres forçats étaient présents; on essaya pourtant de nous venir en aide en nous envoyant pendant trois mois, B-ski et moi, à la chancellerie des ingénieurs en qualité de copistes, mais en secret; tous ceux qui devaient le savoir le savaient, mais faisaient semblant de ne rien voir. C’étaient les chefs ingénieurs qui nous avaient valu cette bonne aubaine, pendant le peu de temps que le lieutenant-colonel G-kof fut notre commandant. Ce chef (qui ne resta pas plus de six mois, car il repartit bientôt pour la Russie) nous sembla un bienfaiteur envoyé par le ciel et fit une profonde impression sur tous les forçats. Ils ne l’aimaient pas, ils l’adoraient, si l’on peut employer ce mot. Je ne sais trop ce qu’il avait fait, mais il avait conquis leur affection du premier coup. «C’est un vrai père!» disaient à chaque instant les déportés pendant tout le temps qu’il dirigea les travaux du génie. C’était un joyeux viveur. De petite taille, avec un regard hardi et sûr de lui-même, il était aimable et gracieux avec tous les forçats, qu’il aimait paternellement. Pourquoi les aimait-il? Je ne saurais trop le dire, mais il ne pouvait voir un détenu sans lui adresser un mot affable, sans rire et plaisanter avec lui. Il n’y avait rien d’autoritaire dans ses plaisanteries, rien qui sentit le maître, le chef. C’était leur camarade, leur égal. Malgré cette condescendance, je ne me souviens pas que les forçats se soient jamais permis d’être irrespectueux ou familiers. Au contraire. Seulement la figure du détenu s’éclairait subitement quand il rencontrait le commandant; il souriait largement, le bonnet à la main, rien que de le voir approcher. Si le commandant lui adressait la parole, c’était un grand honneur. – Il y a de ces gens populaires! – G-kof avait l’air crâne, marchait à grands pas, très-droit: «un aigle», disaient de lui les forçats. Il ne pouvait pas leur venir en aide, car il dirigeait les travaux du génie, qui sous tous les commandants étaient exécutés dans les formes légales établies une fois pour toutes. Quand par hasard il rencontrait une bande de forçats dont le travail était terminé, il les laissait revenir avant le roulement du tambour. Les détenus l’aimaient pour la confiance qu’il leur témoignait, pour son horreur des taquineries et des mesquineries, toujours si irritantes quand on a des rapports avec les chefs. Je suis sûr que s’il avait perdu mille roubles en billets, le voleur le plus fieffé de notre prison les lui aurait rendus. Oui, j’en suis convaincu. Comme tous les détenus lui furent sympathiques, quand ils apprirent qu’il était brouillé à mort avec notre major détesté! Cela arriva un mois après son arrivée; leur joie fut au comble. Le major avait été autrefois son frère d’armes; quand ils se rencontrèrent après une longue séparation, ils menèrent d’abord joyeuse vie ensemble, mais bientôt ils cessèrent d’être intimes. Ils s’étaient querellés, et G-kof devint l’ennemi juré du major. On raconta même qu’ils s’étaient battus à coups de poing, et il n’y avait pas là de quoi étonner ceux qui connaissaient notre major: il aimait à se battre. Quand les forçats apprirent cette querelle, ils ne se tinrent plus de joie: «C’est notre Huit-yeux qui peut s’entendre avec le commandant! celui-là est un aigle, tandis que notre honi…» Ils étaient fort curieux de savoir qui avait eu le dessus dans cette lutte, et lequel des deux avait rossé l’autre. Si ce bruit eût été démenti, nos forçats en auraient éprouvé un cruel désappointement. – «Pour sur, c’est le commandant qui l’a éreinté, disaient-ils; tout petit qu’il soit, il est audacieux; l’autre se sera fourré sous un lit, tant il aura eu peur.» Mais G-kof repartit bientôt, laissant de vifs regrets dans le bagne. Nos ingénieurs étaient tous de braves gens: on les changea trois ou quatre fois de mon temps. – «Nos aigles ne restent jamais bien longtemps, disaient les détenus, surtout quand ils nous protègent.»

C’est ce G-kof qui nous envoya, B-ski et moi, travailler à sa chancellerie, car il aimait les déportés nobles. Quand il partit, notre condition demeura plus tolérable, car il y avait un ingénieur qui nous témoignait beaucoup de sympathie. Nous copiions des rapports depuis quelque temps, ce qui perfectionnait notre écriture, quand arriva un ordre supérieur qui enjoignait de nous renvoyer à nos travaux antérieurs. On avait déjà eu le temps de nous dénoncer. Au fond, nous n’en fûmes pas trop mécontents, car nous étions las de ce travail de copistes. Pendant deux ans entiers, je travaillai sans interruption avec B-ski, presque toujours dans les ateliers. Nous bavardions et parlions de nos espérances, de nos convictions, Celles de l’excellent B-ski étaient étranges, exclusives: il y a des gens très-intelligents dont les idées sont parfois trop paradoxales, mais ils ont tant souffert, tant enduré pour elles, ils les ont gardées au prix de tant de sacrifices, que les leur enlever serait impossible et cruel, B-ski souffrait de toute objection et y répondait par des violences. Il avait peut-être raison, plus raison que moi sur certains points, mais nous fûmes obligés de nous séparer, ce dont j’éprouvai un grand regret, car nous avions déjà beaucoup d’idées communes.

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