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Le premier, B-ski, était un homme malade, avec une prédisposition à la phtisie, irascible et nerveux, mais bon et généreux. Son irritabilité nerveuse le rendait capricieux comme un enfant: je ne pouvais supporter un caractère semblable, et je cessai de voir B-ski, sans toutefois cesser de l’aimer. C’était tout juste le contraire pour M-tski, avec lequel je ne me brouillai jamais, mais que je n’aimais pas. En rompant toutes relations avec B-ski, je dus rompre aussi avec T-ski, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, ce que je regrettai fort, car, s’il était peu instruit, il avait bon cœur; c’était un excellent homme, très-courageux. Il aimait et respectait tant B-ski, il le vénérait si fort, que ceux qui rompaient avec son ami devenaient ses ennemis; ainsi il se brouilla avec M-tski à cause de B-ski, pourtant il résista longtemps. Tous ces gens-là étaient bilieux, quinteux, méfiants, et souffraient d’hyperesthésie morale. Cela se comprend; leur position était très-pénible, beaucoup plus dure que la nôtre, car ils étaient exilés de leur patrie et déportés pour dix, douze ans; ce qui rendait surtout douloureux leur séjour à la maison de force, c’étaient les préjugés enracinés, la manière de voir toute faite avec lesquels ils regardaient les forçats; ils ne voyaient en eux que des bêtes fauves et se refusaient à admettre rien d’humain en eux. La force des circonstances et leur destinée les engageaient dans cette vue. Leur vie à la maison de force était un tourment. Ils étaient aimables et affables avec les Circassiens, avec les Tartares, avec Isaï Fomitch, mais ils n’avaient que du mépris pour les autres détenus. Seul, le vieillard vieux-croyant avait conquis tout leur respect. Et pourtant, pendant tout le temps que je passai aux travaux forcés, pas un seul détenu ne leur reprocha ni leur extraction, ni leur croyance religieuse, ni leurs convictions, toutes choses habituelles au bas peuple, dans ses rapports avec les étrangers, surtout les Allemands. Au fond, on ne fait que se moquer de l’Allemand, qui est pour le peuple russe un être bouffon et grotesque. Nos forçats avaient beaucoup plus de respect pour les nobles polonais que pour nous autres Russes; ils ne touchaient pas à ceux-là; mais je crois que les Polonais ne voulaient pas remarquer ce trait et le prendre en considération. – Je parlais de T-ski; je reviens à lui. Quand il quitta avec son camarade leur première station d’exil pour passer dans notre forteresse, il avait porté presque tout le temps son ami B…, faible de constitution et de santé, épuisé au bout d’une demi-étape. Ils avaient été exilés tout d’abord à Y-gorsk, où ils se trouvaient fort bien; la vie y était moins dure que dans notre forteresse. Mais à la suite d’une correspondance innocente avec les déportés d’une autre ville, on avait jugé nécessaire de les transporter dans notre maison de force pour qu’ils y fussent directement surveillés par la haute administration. Jusqu’à leur arrivée, M-tski avait été seul. Combien il avait dû languir, pendant cette première année de son exil!

J-ki était ce vieillard qui se livrait toujours à la prière, et dont j’ai parlé plus haut. Tous les condamnés politiques étaient des hommes jeunes, très-jeunes même, tandis que J-ki était âgé de cinquante ans au moins.

Il était certainement honnête, mais étrange. Ses camarades T-ski et B-ski le détestaient et ne lui parlaient pas; ils le déclaraient entêté et tracassier, je puis témoigner qu’ils avaient raison. Je crois que dans un bagne, – comme dans tout lieu où les gens sont rassemblés de force et non de bon gré, – on se querelle et l’on se hait plus vite qu’en liberté. Beaucoup de causes contribuent à ces continuelles brouilleries. J-ki était vraiment désagréable et borné; aucun de ses camarades n’était bien avec lui; nous ne nous brouillâmes pas, mais jamais nous ne fûmes sur un pied amical. Je crois qu’il était bon mathématicien. Il m’expliqua un jour dans son baragouin demi-russe, demi-polonais, un système d’astronomie qu’il avait inventé; on me dit qu’il avait écrit un ouvrage sur ce sujet, dont tout le monde savant s’était moqué; son jugement était un peu faussé, je crois. Il priait à genoux des journées entières, ce qui lui attira le respect des forçats; il le conserva jusqu’à sa mort, car il mourut sous mes yeux, à la maison de force, à la suite d’une pénible maladie. Dès son arrivée il avait gagné la considération des détenus, à la suite d’une histoire avec le major. En les amenant d’Y- gorsk par étapes à notre forteresse, on ne les avait pas rasés, aussi leurs cheveux et leurs barbes avaient-ils démesurément cru; quand on les présenta au major, celui-ci s’emporta comme un beau diable; il était indigné d’une semblable infraction à la discipline, où il n’y avait pourtant pas de leur faute.

– Ils ont l’air de Dieu sait quoi! rugit-il, ce sont des vagabonds, des brigands.

J-ski, qui comprenait fort mal le russe, crut qu’on leur demandait s’ils étaient des brigands ou des vagabonds, et répondit:

– Nous sommes des condamnés politiques, et non des vagabonds.

– Co-oomment? Tu veux faire l’insolent? le rustre? hurla le major. – Au corps de garde! et cent verges tout de suite! à l’instant même!

On punit le vieillard: il se coucha à terre sous les verges, sans opposer de résistance, maintint sa main entre ses dents et endura son châtiment sans une plainte, sans un gémissement, immobile sous les coups. B- ski et T-ski arrivaient à ce moment à la maison de force, où M-ski les attendait à la porte d’entrée; il se jeta à leur cou, bien qu’il ne les eût jamais vus. Révoltés de l’accueil du major, ils lui racontèrent la scène cruelle qui venait d’avoir lieu. M-ski me dit plus tard qu’il était hors de lui en apprenant cela: – Je ne me sentais plus de rage, je tremblais de fièvre. J’attendis J-ski à la grande porte, car il devait venir tout droit du corps de garde après sa punition. La poterne s’ouvrit, et je vis passer devant moi J-ski les lèvres tremblantes et toutes blanches, le visage pâle; il ne regardait personne et traversa les groupes de forçats rassemblés au milieu de la cour – ils savaient qu’on venait de punir un noble – entra dans la caserne, alla droit à sa place et, sans mot dire, s’agenouilla et pria. Les détenus furent surpris et même émus. Quand je vis ce vieillard à cheveux blancs, qui avait laissé dans sa patrie une femme et des enfants, quand je le vis, après cette honteuse punition, agenouillé et priant, – je m’enfuis de la caserne, et pendant deux heures je fus comme fou: j’étais comme ivre… Depuis lors, les forçats furent pleins de déférence et d’égards pour J-ski; ce qui leur avait particulièrement plu, c’est qu’il n’avait pas crié sous les verges.

Il faut pourtant être juste et dire la vérité: on ne saurait juger par cet exemple des relations de l’administration avec les déportés nobles, quels qu’ils soient, Russes ou Polonais. Mon anecdote montre qu’on peut tomber sur un méchant homme: si ce méchant homme est commandant absolu d’une maison de force, s’il déteste par hasard un exilé, le sort de celui-ci est loin d’être enviable. Mais l’administration supérieure des travaux forcés en Sibérie, qui donne le ton et les directions aux commandants subordonnés, est pleine de discernement à l’égard des déportés nobles et même, en certains cas, leur montre plus d’indulgence qu’aux autres forçats de basse condition. Les causes en sont claires: d’abord ces chefs sont eux-mêmes gentilshommes, et puis on citait des cas où des nobles avaient refusé de se coucher sous les verges et s’étaient jetés sur leurs exécuteurs; les suites de ces rébellions étaient toujours fâcheuses; enfin – et je crois que c’est la cause principale – il y avait déjà longtemps de cela, trente-cinq ans au moins, on avait envoyé d’un coup en Sibérie une masse de déportés nobles [37]; ils avaient su si bien se poser et se recommander que les chefs des travaux forcés regardaient, par une vieille habitude, les criminels nobles d’un tout autre œil que les forçats ordinaires. Les commandants subalternes s’étaient réglés sur l’exemple de leurs chefs, et obéissaient aveuglément à cette manière de voir. Beaucoup d’entre eux critiquaient et déploraient ces dispositions de leurs supérieurs; ils étaient très-heureux quand on leur permettait d’agir comme bon leur semblait, mais on ne leur donnait pas trop de latitude; j’ai tout lieu de le croire, et voici pourquoi. La seconde catégorie des travaux forcés, dans laquelle je me trouvais et qui se composait de forçats serfs, soumis à l’autorité militaire – était beaucoup plus dure que la première (les mines) et la troisième (travail de fabrique). Elle était plus dure non-seulement pour les nobles, mais aussi pour les autres forçats, parce que l’administration et l’organisation en étaient toutes militaires, et ressemblaient fort à celles des bagnes de Russie. Les chefs étaient plus sévères, les habitudes plus rigoureuses que dans les deux autres catégories: on était toujours dans les fers, toujours sous escorte, toujours enfermé, ce qui n’existait pas ailleurs, à ce que disaient du moins nos forçats, et certes il y avait des connaisseurs parmi eux. Ils seraient tous partis avec bonheur pour les travaux des mines, que la loi déclarait être la punition suprême; ils en rêvaient. Tous ceux qui avaient été dans les bagnes russes en parlaient avec horreur et assuraient qu’il n’y avait pas d’enfer semblable à celui-là, que la Sibérie était un vrai paradis, comparée à la réclusion dans les forteresses en Russie. Si donc on avait un peu plus d’égards pour nous autres nobles dans notre maison de force qui était directement surveillée par le général gouverneur, et dont l’administration était toute militaire, on devait avoir encore plus de bienveillance pour les forçats de la première et de la troisième catégorie. Je puis parler sciemment de ce qui se faisait dans toute la Sibérie: les récits que j’ai entendu faire par des déportés de la première et de la troisième catégorie confirment ma conclusion. On nous surveillait beaucoup plus étroitement que nulle part ailleurs: nous n’avions aucune immunité en ce qui concernait les travaux et la réclusion: mêmes travaux, mêmes fers, même séquestration que les autres détenus; il était parfaitement impossible de nous protéger, car je savais que dans un bon vieux temps très-rapproché les dénonciations, les intrigues, minant le crédit des personnes en place, s’étaient tellement multipliées, que l’administration craignait les délations, et dans ce temps-là, montrer de l’indulgence à une certaine classe de forçats était un crime!… Aussi chacun avait-il peur pour lui-même: nous étions donc ravalés au niveau des autres forçats, on ne faisait exception que pour les punitions corporelles, – et encore nous aurait-on fouettés si nous avions commis un délit quelconque, car le service exigeait que nous fussions égaux devant le châtiment, – mais on ne nous aurait pas fouettés à la légère et sans motif, comme les autres détenus. Quand notre commandant eut connaissance du châtiment infligé à J-ski, il se fâcha sérieusement contre le major et lui ordonna de faire plus d’attention désormais. Tout le monde en fut instruit. On sut aussi que le général gouverneur, qui avait grande confiance en notre major et qui l’aimait à cause de son exactitude à observer la loi et de ses qualités d’employé, lui fit une verte semonce, quand il fut informé de cette histoire. Et notre major en prit bonne note. Il aurait bien voulu, par exemple, se donner la satisfaction de fouetter M-ski, qu’il détestait sur la foi des calomnies de A-f, mais il ne put y arriver; il avait beau chercher un prétexte, le persécuter et l’espionner, ce plaisir lui fut refusé. L’affaire de J-ski se répandit en ville, et l’opinion publique fut défavorable au major; les uns lui firent des réprimandes, d’autres lui infligèrent des affronts.

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[37] Les décembristes.

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