Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Était-il devenu fou? quoi?…

– Ma foi, non! Peu de temps avant, un secrétaire avait fait un coup à Tobolsk: il avait volé la caisse du gouvernement, et s’était enfui avec l’argent: il avait aussi de grandes oreilles. Alors, vous comprenez, on a fait savoir ça partout. Je répondais au signalement; voilà pourquoi il me tourmentait avec son «Écris!» Il voulait savoir si je savais écrire et comment j’écrivais.

– Un vrai finaud! Et ça faisait mal?

– Ne m’en parlez pas!

Un éclat de rire unanime retentit.

– Eh bien! tu as écrit?…

– Qu’est-ce que j’aurais écrit? j’ai promené ma plume sur le papier, je l’ai tant promenée qu’il a cessé de me tourmenter. Il m’a allongé une douzaine de gifles, comme de juste, et puis m’a laissé aller… en prison, bien entendu.

– Est-ce que tu sais vraiment écrire?

– Oui, je savais écrire, comment donc? mais depuis qu’on a commencé à se servir de plumes, j’ai tout à fait oublié!…

Grâce aux bavardages des forçats qui peuplaient l’hôpital, le temps s’écoulait. Mon Dieu! quel ennui! Les jours étaient longs, étouffants et monotones, tant ils se ressemblaient. Si seulement j’avais eu un livre! Et pourtant, j’allais souvent à l’infirmerie, surtout au commencement de mon exil, soit parce que j’étais malade, soit pour me reposer, pour sortir de la maison de force. La vie était pénible là-bas, encore plus pénible qu’à l’hôpital, surtout au point de vue moral. Toujours cette envie, cette hostilité querelleuse, ces chicanes continuelles qu’on nous cherchait, à nous autres gentilshommes, toujours ces visages menaçants, haineux! Ici, à l’ambulance, on vivait au moins sur un pied d’égalité, en camarades. Le moment le plus triste de toute la journée, c’était la soirée et le commencement de la nuit. On se couchait de bonne heure… Une veilleuse fumeuse scintille au fond de la salle, près de la porte, comme un point brillant. Dans notre coin, nous sommes dans une obscurité presque complète. L’air est infect et étouffant. Certains malades ne peuvent pas s’endormir, ils se lèvent et restent assis une heure entière sur leurs lits, la tête penchée, ils ont l’air de réfléchir à quelque chose, Je les regarde, je cherche à deviner ce qu’ils pensent, afin de tuer le temps. Et je me mets à songer, je rêve au passé, qui se présente en tableaux puissants et larges à mon imagination; je me rappelle des détails qu’en tout autre temps j’aurais oublié et qui ne m’auraient jamais fait une impression aussi profonde que maintenant. Et je rêve de l’avenir: Quand sortirai-je de la maison de force? où irai-je? que m’arrivera-t-il alors? reviendrai-je dans mon pays natal?… Je pense, je pense, et l’espérance renaît dans mon âme… Une autre fois, je me mets à compter: un, deux, trois, etc., afin de m’endormir en comptant. J’arrivais quelquefois jusqu’à trois mille, sans pouvoir m’assoupir. Quelqu’un se retourne sur son lit. Oustiantsef tousse, de sa toux de poitrinaire pourri, puis gémit faiblement, et balbutie chaque fois: «Mon Dieu, j’ai péché!» Qu’elle est effrayante à entendre, cette voix malade, défaillante et brisée, au milieu du calme général! Dans un coin, des malades qui ne dorment pas encore causent à voix basse, étendus sur leurs couchettes. L’un d’eux raconte son passé, des choses lointaines, enfuies; il parle de son vagabondage, de ses enfants, de sa femme, de ses anciennes habitudes. Et l’on devine à l’accent de cet homme que rien de tout cela ne reviendra plus, n’existera jamais pour lui, et que c’est un membre coupé, rejeté; un autre l’écoute. On perçoit un chuchotement très-faible, comme de l’eau qui murmure quelque part, là-bas, bien loin… Je me souviens qu’une fois, pendant une interminable nuit d’hiver, j’entendis un récit qui, au premier abord, me parut un songe balbutié dans un cauchemar, rêvé dans un trouble fiévreux, dans un délire…

IV – LE MARI D’AKOULKA. (récit.)

C’était tard dans la nuit, vers onze heures. Je dormais depuis quelque temps, je me réveillai en sursaut. La lueur terne et faible de la veilleuse éloignée éclairait à peine la salle… Presque tout le monde dormait, même Oustiantsef: dans le calme de la nuit, j’entendais sa respiration difficile et les glaires qui roulaient dans sa gorge à chaque aspiration. Dans l’antichambre retentirent les pas lourds et lointains de la patrouille qui s’approchait. Une crosse de fusil frappa sourdement le plancher. La salle s’ouvrit, et le caporal compta les malades en marchant avec précaution. Au bout d’une minute, il referma la porte, après y avoir placé un nouveau factionnaire; la patrouille s’éloigna, le silence régna de nouveau. Alors seulement je remarquai non loin de moi deux détenus qui ne dormaient pas et semblaient chuchoter quelque chose. Il arrive quelquefois que deux malades couchés côte à côte, et qui n’ont pas échangé une parole pendant des semaines, des mois entiers, entament une conversation à brûle-pourpoint, au milieu de la nuit, et que l’un d’eux étale son passé devant l’autre.

Ils parlaient probablement depuis longtemps. Je n’entendis pas le commencement, et je ne pus pas tout saisir du premier coup, mais peu à peu je m’habituai à ce chuchotement et je compris tout. Je n’avais pas envie de dormir: que pouvais-je faire d’autre, sinon écouter? L’un d’eux racontait avec chaleur, à demi couché sur son lit, la tête levée et tendue vers son camarade. Il était visiblement échauffé et surexcité: il désirait parler. Son auditeur, assis d’un air sombre et indifférent sur sa couchette, les jambes à plat sur le matelas, marmottait de temps à autre quelques mots en réponse à son camarade, plus par convenance qu’autrement, et se bourrait à chaque instant le nez de tabac qu’il puisait dans une tabatière de corne: c’était le soldat Tchérévine, de la compagnie de discipline, un pédant morose, froid, raisonneur, un imbécile avec de l’amour-propre, tandis que le conteur Chichkof, âgé de trente ans environ, était un forçat civil, auquel jusqu’alors je n’avais guère fait attention; pendant tout mon temps de bagne je ne ressentis jamais le moindre intérêt pour lui, car c’était un homme vain et étourdi. Il se taisait quelquefois pendant des semaines, d’un air bourru et grossier; soudain il se mêlait d’une affaire quelconque, faisait des cancans, s’échauffait pour des futilités, racontait Dieu sait quoi, de caserne en caserne, calomniait, paraissait hors de lui. On le battait, alors il se taisait de nouveau. Comme il était poltron et lâche, on le traitait avec dédain. C’était un homme de petite taille, assez maigre, avec des yeux égarés ou bien stupidement réfléchis. Quand il racontait quelque chose, il s’échauffait, agitait les bras et tout à coup s’interrompait ou passait à un autre sujet, se perdait dans de nouveaux détails, et oubliait finalement de quoi il parlait. Il se querellait souvent; quand il injuriait son adversaire, Chichkof parlait d’un air sentimental et pleurait presque… Il ne jouait pas mal de la balalaïka, pour laquelle il avait un faible; il dansait même les jours de fête, et fort bien, quand d’autres l’y engageaient… (On pouvait très-vite le forcer à faire ce qu’on voulait… Non pas qu’il fût obéissant, mais il aimait à se faire des camarades et à leur complaire.)

Pendant longtemps je ne pus comprendre ce que Chichkof racontait. Il me semblait qu’il abandonnait continuellement son sujet pour parler d’autre chose. Il avait peut-être remarqué que Tchérévine prêtait peu d’attention à son récit, mais je crois qu’il voulait ignorer cette indifférence pour ne pas s’en formaliser.

61
{"b":"125318","o":1}