Si l’oncle Lomof avait enfoncé d’une ligne plus avant son allène dans la poitrine de Gavrilka, il l’aurait certainement tué, mais il ne réussit qu’à lui faire une égratignure. On rapporta l’affaire au major. Je le vois encore arriver tout essoufflé, mais avec une satisfaction visible. Il s’adressa à Gavrilka d’un ton affable et paternel, comme s’il eût parlé à son fils.
– Eh bien, mon ami, peux-tu aller toi-même à l’hôpital ou faut-il qu’on t’y mène? Non, je crois qu’il vaut mieux faire atteler un cheval. Qu’on attelle immédiatement! cria-t-il au sous-officier d’une voix haletante.
– Mais je ne sens rien, Votre Haute Noblesse. Il ne m’a que légèrement piqué là, Votre Haute Noblesse.
– Tu ne sais pas, mon cher ami, tu ne sais pas; tu verras… C’est à une mauvaise place qu’il t’a frappé. Tout dépend de la place… Il t’a atteint juste au-dessous du cœur, le brigand! Attends, attends! hurla-t-il en s’adressant a Lomof. – Je te la garde bonne!… Qu’on le conduise au corps de garde!
Il tint ce qu’il avait promis. On mit en jugement Lomof, et quoique la blessure fût très-légère, la préméditation étant évidente, on augmenta sa condamnation aux travaux forcés de plusieurs années et on lui infligea un millier de baguettes. Le major fut enchanté… Le réviseur arriva enfin.
Le lendemain de son arrivée en ville, il vint faire son inspection à la maison de force. C’était justement un jour de fête; depuis quelques jours tout était propre, luisant, minutieusement lavé; les forçats étaient rasés de frais, leur linge très-blanc n’avait pas la moindre tache. (Comme l’exigeait le règlement, ils portaient pendant l’été des vestes et des pantalons de toile. Chacun d’eux avait dans le dos un rond noir cousu à la veste, de huit centimètres de diamètre.) Pendant une heure on avait fait la leçon aux détenus, ce qu’ils devaient répondre et dans quels termes, si ce haut fonctionnaire s’avisait de les saluer. On avait même procédé à des répétitions; le major semblait avoir perdu la tête. Une heure avant l’arrivée du réviseur, tous les forçats étaient à leur poste, immobiles comme des statues, le petit doigt à la couture du pantalon. Enfin, vers une heure de l’après-midi, le réviseur fit son entrée. C’était un général à l’air important, si important même que le cœur de tous les fonctionnaires de la Sibérie occidentale devait tressauter d’effroi, rien qu’à le voir. Il entra d’un air sévère et majestueux, suivi d’un gros de généraux et de colonels, ceux qui remplissaient des fonctions dans notre ville. Il y avait encore un civil de haute taille, à figure régulière, en frac et en souliers; ce personnage gardait une allure indépendante et dégagée, et le général s’adressait à lui à chaque instant avec une politesse exquise. Ce civil venait aussi de Pétersbourg. Il intrigua fort tous les forçats, à cause de la déférence qu’avait pour lui un général si important! On apprit son nom et ses fonctions par la suite, mais avant de les connaître, on parla beaucoup de lui. Notre major, tiré à quatre épingles, en collet orange, ne fit pas une impression trop favorable au général, à cause de ses yeux injectés de sang et de sa figure violacée et couperosée. Par respect pour son supérieur, il avait enlevé ses lunettes et restait à quelque distance, droit comme un piquet, attendant fiévreusement le moment où l’on exigerait quelque chose de lui, pour courir exécuter le désir de Son Excellence; mais le besoin de ses services ne se fit pas sentir. Le général parcourut silencieusement les casernes, jeta un coup d’œil dans la cuisine, où il goûta la soupe aux choux aigres. On me montra à lui, en lui disant que j’étais ex-gentilhomme, que j’avais fait ceci et cela.
– Ah! répondit le général. – Et quelle est sa conduite?
– Satisfaisante pour le moment, Votre Excellence, satisfaisante.
Le général fit un signe de tête et sortit de la maison de force au bout de deux minutes. Les forçats furent éblouis et désappointés, ils demeurèrent perplexes. Quant à se plaindre du major, il ne fallait pas même y penser. Celui-ci était rassuré d’avance à cet égard.
VI – LES ANIMAUX DE LA MAISON DE FORCE.
L’achat de Gniédko (cheval bai), qui eut lieu peu de temps après, fut une distraction beaucoup plus agréable et plus intéressante pour les forçats que la visite du haut personnage dont je viens de parler. Nous avions besoin d’un cheval dans le bagne pour transporter l’eau, pour emmener les ordures, etc. Un forçat devait s’en occuper, et le conduisait, – sous escorte, bien entendu. – Notre cheval avait passablement à faire matin et soir; c’était une bonne bête, mais déjà usée, car il servait depuis longtemps. Un beau matin, la veille de la Saint-Pierre, Gniédko (Bai), qui amenait un tonneau d’eau, s’abattit et creva au bout de quelques instants. On le regretta fort; aussi tous les forçats se rassemblèrent autour de lui pour discuter et commenter sa mort. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie, les Tsiganes, les vétérinaires et autres prouvèrent une connaissance approfondie des chevaux en général, et se querellèrent à ce sujet; tout cela ne ressuscita pas notre cheval bai, qui était étendu mort, le ventre boursouflé; chacun croyait de son devoir de le tâter du doigt; on informa enfin le major de l’accident arrivé par la volonté de Dieu; il décida d’en faire acheter immédiatement un autre.
Le jour de la Saint-Pierre, de bon matin, après la messe, quand tous les forçats furent réunis, on amena des chevaux pour les vendre. Le soin de choisir un cheval était confié aux détenus, car il y avait parmi eux de vrais connaisseurs, et il aurait été difficile de tromper deux cent cinquante hommes dont le maquignonnage avait été la spécialité. Il arriva des Tsiganes, des Kirghizes, des maquignons, des bourgeois. Les forçats attendaient avec impatience l’apparition de chaque nouveau cheval, et se sentaient gais comme des enfants. Ce qui les flattait surtout, c’est qu’ils pouvaient acheter une bête comme des gens libres, comme pour eux, comme si l’argent sortait de leur poche. On amena et emmena trois chevaux avant qu’on eût fini de s’entendre sur l’achat du quatrième. Les maquignons regardaient avec étonnement et une certaine timidité les soldats d’escorte qui les accompagnaient. Deux cents hommes rasés, marqués au fer, avec des chaînes aux pieds, étaient bien faits pour inspirer une sorte de respect, d’autant plus qu’ils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, où personne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables en ruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval qu’on venait de leur amener; ils l’examinaient, le tâtaient avec un air affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de force eût dépendu de l’achat de cette bête, Les Circassiens sautèrent même sur sa croupe; leurs yeux brillaient, ils babillaient rapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leurs dents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leurs nez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient une vive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauter aux yeux; ils ne comprenaient pas les paroles que leurs camarades échangeaient, mais on voyait qu’ils auraient voulu deviner par l’expression des yeux, savoir si le cheval était bon ou non. Qu’importait à un forçat, et surtout à un forçat hébété et dompté, qui n’aurait pas même osé prononcer un mot devant ses autres camarades, que l’on achetait un cheval ou un autre, comme s’il l’eût acquis pour son compte, comme s’il ne lui était pas indifférent qu’on choisit celui-là ou un autre? Outre les Circassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférence les premières places et la parole étaient les Tsiganes et les ex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats – le Tsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et un vétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyé depuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi à enlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. -Il faut dire que l’on prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, et que non-seulement les bourgeois et les marchands, mais les hauts fonctionnaires de la ville s’adressaient à eux quand leurs chevaux tombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés. Jusqu’à l’arrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait eu force clients dont il recevait des preuves sonnantes de reconnaissance; on ne lui connaissait pas de rival. Il agissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait pas son métier aussi bien qu’il s’en vantait. Ses revenus avaient fait de lui une espèce d’aristocrate parmi les forçats de notre prison: on l‘écoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne se prononçait que dans les grandes occasions. C’était un fanfaron, mais qui disposait d’une énergie réelle: il était d’âge mûr, très-beau et surtout très-intelligent. Il nous parlait, à nous autres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout en conservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on l’avait habillé convenablement et amené dans un club de capitale sous le titre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé à ravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut: de toute la soirée personne n’eût deviné que ce comte était un simple vagabond. Il avait probablement beaucoup vu; quant à son passé, il nous était parfaitement inconnu – il faisait partie de la section particulière. – Sitôt que Iolkine, – simple paysan vieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, – fut arrivé, la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins de deux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de la ville, car il guérissait en très-peu de temps des chevaux que Koulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinaires patentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamné aux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quelle mouche l’avait piqué de se mêler d’une pareille industrie? Il nous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait trois pièces d’or authentiques pour en faire une fausse. Koulikof était quelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloire déclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqu’alors une maîtresse dans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes à revers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier; aussi tout le monde s’attendait a une bonne querelle lors de l’achat du nouveau cheval. La curiosité était excitée, chacun d’eux avait ses partisans; les plus ardents s’agitaient et échangeaient déjà des injures. Le visage rusé de Iolkine était contracté par un sourire sarcastique; mais il en fut autrement que l’on ne pensait: Koulikof n’avait nulle envie de disputer, il agit très-habilement sans en venir là. Il céda tout d’abord, écouta avec déférence les avis critiques de son rival, mais l’attrapa sur un mot, lui faisant remarquer d’un air modeste et ferme qu’il se trompait. Avant que Iolkine eût eu le temps de se reprendre et de se raviser, son rival lui démontra qu’il avait commis une erreur. En un mot, Iolkine fut battu à plate couture, d’une façon inattendue et très-habile, si bien que le parti de Koulikof resta satisfait.