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Le premier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui n’aurait osé souffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plus habiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si j’étais près de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne. Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement: «- Que venez-vous faire ici? allez-vous-en! Pourquoi venez-vous quand on ne vous appelle pas?»

– Attrape! ajouta aussitôt un autre.

– Tu ferais mieux de prendre une cruche, me dit un troisième, et d’aller chercher de l’eau vers la maison en construction, ou bien à l’atelier où l’on émiette le tabac: tu n’as rien à faire ici.

Je dus me mettre à l’écart. Rester de côté quand les autres travaillent, semble honteux. Quand je m’en fus à l’autre bout de la barque, on m’injuria de plus belle: «Regarde quels travailleurs on nous donne! Rien à faire avec des gaillards pareils.»

Tout cela était dit avec intention; ils étaient heureux de se moquer d’un noble et profitaient de cette occasion.

On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. J’avais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, s’ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni l’un ni l’autre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord qu’ils me mépriseraient si j’agissais autrement.

Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l’après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara de moi. «Combien de milliers de jours semblables m’attendent encore! Toujours les mêmes!» pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries d’artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, n’appartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. C’était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m’en fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait d’un air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m’ayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eu l’idée de le caresser, – il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa tête contre moi: il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. – «Voilà l’ami que la destinée m’envoie!» – pensai-je; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais; un sentiment très-doux, en même temps que troublant et amer, m’étreignait le cœur. Je me souviens combien il m’était agréable de penser, – je jouissais en quelque sorte de mon tourment, – qu’il ne restait plus au monde qu’un seul être qui m’aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami, – mon fidèle chien Boulot.

VII – NOUVELLES CONNAISSANCES. – PÉTROF.

Mais le temps s’écoulait, et peu à peu je m’habituais à ma nouvelle vie; les scènes que j’avais journellement devant les yeux ne m’affligeaient plus autant; en un mot, la maison de force, ses habitants, ses mœurs, me laissaient indifférent. Se réconcilier avec cette vie était impossible, mais je devais l’accepter comme un fait inévitable. J’avais repoussé au plus profond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Je n’errais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne me laissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage des forçats s’était émoussée: on ne me regardait plus avec une insolence aussi affectée qu’auparavant: j’étais devenu pour eux un indifférent, et j’en étais très-satisfait. Je me promenais dans la caserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit; je m’habituai même à des choses dont l’idée seule m’eût paru jadis inacceptable. J’allais chaque semaine, régulièrement, me faire raser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autres au corps de garde; les barbiers de bataillon nous lavaient impitoyablement le crâne avec de l’eau de savon froide et le raclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés: rien que de penser à cette torture, un frisson me court sur la peau. J’y trouvai bientôt un remède; Akim Akimytch m’indiqua un détenu de la section militaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son propre rasoir; c’était là son gagne-pain. Beaucoup de déportés étaient ses pratiques, à la seule fin d’éviter les barbiers militaires, et pourtant ces gens-là n’étaient pas douillets. On appelait notre barbier le «major»; pourquoi, – je n’en sais rien; je serais même embarrassé de dire quels points de ressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, je revois nettement le «major» et sa figure maigre; c’était un garçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbé par son métier; on ne le voyait jamais sans une courroie à la main sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablement tranchant; il avait certainement pris ce travail pour le but suprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand son rasoir était bien affilé et que quelqu’un sollicitait ses services; son savon était toujours chaud; il avait la main très-légère, un vrai velours. Il s’enorgueillissait de son adresse, et prenait d’un air détaché le kopek qu’il venait de gagner; on eût pu croire qu’il travaillait pour l’amour de l’art et non pour recevoir cette monnaie. A-f fut corrigé d’importance par le major de place, un jour qu’il eut le malheur de dire: «le major», en parlant du barbier qui nous rasait. Le vrai major tomba dans un accès de fureur.

– Sais-tu, canaille, ce que c’est qu’un major? criait-il, l’écume à la bouche, en secouant A-f selon son habitude; comprends-tu ce qu’est un major? Et dire qu’on ose appeler «major» une canaille de forçat, devant moi, en ma présence!

Seul A-f pouvait s’entendre avec un pareil homme.

Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à ma libération. Mon occupation favorite était de compter mille et mille fois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devais passer en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et tout prisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe n’agit pas autrement que moi, j’en suis certain. Je ne puis dire si les forçats comptaient de même, mais l’étourderie de leurs espérances m’étonnait étrangement. L’espérance d’un prisonnier diffère essentiellement de celle que nourrit l’homme libre. Celui-ci peut espérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisation d’une entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit: la vie réelle l’entraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pour le forçat. Il vit aussi, si l’on veut; mais il n’est pas un condamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sent qu’il n’est pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Il envisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, tout au plus. Il est sur qu’à cinquante ans, quand il aura subi sa peine, il sera aussi frais, aussi gaillard qu’à trente-cinq. «Nous avons encore du temps à vivre», pense-t-il, et il chasse opiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes qui l’assaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte qu’un beau jour un ordre arrivera de Pétersbourg: «Transportez un tel aux mines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention.» Ce serait fameux! d’abord parce qu’il faut près de six mois pour aller à Nertchinsk et que la vie d’un convoi est cent fois préférable à celle de la maison de force! Il finirait son temps à Nertchinsk, et alors… Plus d’un vieillard à cheveux gris raisonne de la sorte.

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