– On ne nous persuade qu’avec un gourdin, c’est sûr. Félicitons-nous qu’il ne nous ait pas tous fait fouetter.
– Réfléchis plus et bavarde moins, ça vaudra mieux!
– Qu’as-tu à venir me faire la leçon? es-tu maître d’école, par hasard?
– Bien sûr qu’il faut te reprendre.
– Qui es-tu donc?
– Moi, je suis un homme; toi, qui es-tu?
– Un rogaton pour les chiens! voilà ce que tu es!
– Toi-même…
– Allons, assez! qu’avez-vous à «brailler»? leur criait-on de tous côtés.
Le soir même de la rébellion, je rencontrai Pétrof derrière les casernes, après le travail de la journée. Il me cherchait. Il marmottait deux ou trois exclamations incompréhensibles en s’approchant, il se tut bientôt et se promena machinalement avec moi. J’avais encore le cœur gros de toute cette histoire, et je crus que Pétrof pourrait me l’expliquer.
– Dites donc, Pétrof, lui demandai-je, les vôtres ne sont pas fâchés contre nous?
– Qui se fâche? me dit-il comme revenant à lui.
– Les forçats… contre nous, contre les nobles?
– Et pourquoi donc se fâcheraient-ils?
– Parbleu, parce que nous ne les avons pas soutenus.
– Et pourquoi vous seriez vous mutinés? me répondit-il en s’efforçant de comprendre ce que je lui disais, – vous mangez à part, vous!
– Mon Dieu! mais il y en a des vôtres qui ne mangent pas l’ordinaire et qui se sont mutinés avec vous. Nous devions vous soutenir… par camaraderie.
– Allons donc! êtes-vous nos camarades? me demanda-t-il avec étonnement.
Je le regardai; il ne me comprenait pas et ne saisissait nullement ce que je voulais de lui: moi, en revanche, je le compris parfaitement. Pour la première fois, une idée qui remuait confusément dans mon cerveau et qui me hantait depuis longtemps s’était définitivement formulée; je conçus alors ce que je devinais mal jusque-là. Je venais de comprendre que jamais je ne serais le camarade des forçats, quand même je serais forçat à perpétuité, forçat de la «section particulière», La physionomie de Pétrof à ce moment-là m’est restée gravée dans la mémoire. Dans sa question: «Allons donc! êtes-vous nos camarades?» il y avait tant de naïveté franche, tant d’étonnement ingénu, que je me demandai si elle ne cachait pas quelque ironie, quelque méchanceté moqueuse. Non! je n’étais pas leur camarade, et voilà tout. Va-t’en à droite, nous irons à gauche: tu as tes affaires à toi, nous les nôtres.
Je croyais vraiment qu’après la rébellion ils nous déchireraient sans pitié, et que notre vie deviendrait un enfer; rien de pareil ne se produisit: nous n’entendîmes pas le plus petit reproche, pas la moindre allusion méchante. On continua à nous taquiner comme auparavant, quand l’occasion s’en présentait, et ce fut tout. Personne ne garda rancune à ceux qui n’avaient pas voulu se mutiner et qui étaient restés dans la cuisine, pas plus qu’à ceux qui avaient crié les premiers qu’ils ne se plaignaient pas. Personne ne souffla mot sur ce sujet. J’en demeurai stupéfait.
VIII – MES CAMARADES.
Comme on peut le penser, ceux qui m’attiraient le plus, c’étaient les miens, c’est-à-dire les «nobles», surtout dans les premiers temps; mais des trois ex-nobles russes qui se trouvaient dans notre maison de force; Akim Akimytch, l’espion A-v et celui que l’on croyait parricide, je ne connaissais qu’Akim Akimytch et je ne parlais qu’à lui seul. À vrai dire, je ne m’adressais à lui qu’en désespoir de cause, dans les moments de tristesse les plus intolérables, quand je croyais que je n’approcherais jamais de personne autre. Dans le chapitre précédent, j’ai essayé de diviser nos forçats en diverses catégories; mais en me souvenant d’Akim Akimytch, je crois que je dois ajouter une catégorie à ma classification. Il est vrai qu’il était seul à la former. Cette série est celle des forçats parfaitement indifférents, c’est-à-dire ceux auxquels il est absolument égal de vivre en liberté ou aux travaux forcés, ce qui était et ne pouvait être chez nous qu’une exception. Il s’était établi à la maison de force comme s’il devait y passer sa vie entière: tout ce qui lui appartenait, son matelas, ses coussins, ses ustensiles, était solidement et définitivement arrangé à demeure. Rien qui eût pu faire croire à une vie temporaire, à un bivouac. Il devait rester de nombreuses années aux travaux forcés, mais je doute qu’il pensât à sa mise en liberté: s’il s’était réconcilié avec la réalité, c’était moins de bon cœur que par esprit de subordination, ce qui revenait au même pour lui. C’était un brave homme, il me vint en aide les premiers temps par ses conseils et ses services, mais quelquefois, j’en fais l’aveu, il m’inspirait une tristesse profonde, sans pareille, qui augmentait et aggravait encore mon penchant à l’angoisse. Quand j’étais par trop désespéré, je m’entretenais avec lui; j’aimais entendre ses paroles vivantes: eussent-elles été haineuses, enfiellées, nous nous serions du moins irrités ensemble contre notre destinée; mais il se taisait, collait tranquillement ses lanternes, en racontant qu’ils avaient eu une revue en 18…, que leur commandant divisionnaire s’appelait ainsi et ainsi, qu’il avait été content des manœuvres, que les signaux pour les tirailleurs avaient été changés, etc. Tout cela d’une voix posée et égale, comme de l’eau qui serait tombée goutte à goutte. Il ne s’animait même pas quand il me contait que dans je ne sais plus quelle affaire au Caucase, on l’avait décoré du ruban de Sainte-Anne à l’épée. Seulement sa voix devenait plus grave et plus posée; il la baissait d’un ton, quand il prononçait le nom de «Sainte-Anne» avec un certain mystère; pendant trois minutes au moins, il restait silencieux et sérieux… Pendant toute cette première année, j’avais des passes absurdes où je haïssais cordialement Akim Akimytch, sans savoir pourquoi, des bouffées de désespoir durant lesquelles je maudissais la destinée qui m’avait donné un lit de camp où sa tête touchait la mienne. Une heure après, je me reprochais ces sorties. Du reste, je ne fus en proie à ces actes que pendant la première année de ma réclusion. Par la suite je me fis au caractère d’Akim Akimytch et j’eus honte de mes bourrasques antérieures. Je ne crois pas me souvenir que nous nous fussions jamais ouvertement querellés.
De mon temps, outre les trois nobles russes dont j’ai parlé, il y en avait encore huit autres: j’étais sur un pied d’amitié étroite avec quelques-uns d’entre eux, mais pas avec tous. Les meilleurs étaient maladifs, exclusifs et intolérants au plus haut degré. Je cessai même de parler à deux d’entre eux. Il n’y en avait que trois qui fussent instruits, B-ski, M-tski et le vieillard J-ki, qui avait été autrefois professeur de mathématiques, – brave homme, grand original et très-borné intellectuellement, malgré son érudition. – M-tski et B-ski étaient tout autres. Du premier coup, nous nous entendîmes avec M-tski: je ne me querellai pas une seule fois avec lui, je l’estimai fort, mais sans l’aimer ni m’attacher à lui; je ne pus jamais y arriver. Il était profondément aigri et défiant, avec beaucoup d’empire sur lui-même: justement cela me déplaisait, on sentait que cet homme n’ouvrirait jamais son âme à personne: il se peut pourtant que je me trompasse. C’était une forte et noble nature… Son scepticisme invétéré se trahissait dans une habileté extraordinaire, dans la prudence de son commerce avec son entourage. Il souffrait de cette dualité de son âme, car il était en même temps sceptique et profondément croyant, d’une foi inébranlable en certaines espérances et convictions. Malgré toute son habileté pratique, il était en guerre ouverte avec B-ski et son ami T-ski.