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– C’est de bonne eau-de-vie.

J’enrageai de voir qu’il me regardait de haut en bas. Le plus affreux, c’est que Louisa contemplait cette scène. Je bus, et je lui dis:

– Or çà, l’Allemand, qu’as-tu donc à me dire des grossièretés? Faisons connaissance, je suis venu chez toi en bon ami.

– Je ne puis être votre ami, vous êtes un simple soldat.

Alors je m’emportai.

– Ah! mannequin! marchand de saucisses! Sais-tu que je puis faire de toi ce qui me plaira? Tiens, veux-tu que je te casse la tête avec ce pistolet?

Je tire mon pistolet, je me lève et je lui applique le canon à bout portant contre le front. Les femmes étaient plus mortes que vives; elles avaient peur de souffler; le vieux tremblait comme une feuille, tout blême.

L’Allemand s’étonna, mais il revint vite à lui.

– Je n’ai pas peur de vous et je vous prie, en homme bien élevé, de cesser immédiatement cette plaisanterie; je n’ai pas peur de vous du tout.

– Oh! tu mens, tu as peur! Voyez-le! Il n’ose pas remuer la tête de dessous le pistolet.

– Non, dit-il, vous n’oserez pas faire cela.

– Et pourquoi donc ne l’oserais-je pas?

– Parce que cela vous est sévèrement défendu et qu’on vous punirait sévèrement.

Que le diable emporte cet imbécile d’Allemand! S’il ne m’avait pas poussé lui-même, il serait encore vivant.

– Ainsi tu crois que je n’oserai pas?…

– No-on!

– Je n’oserai pas?

– Vous n’oserez pas me faire…

– Eh bien! tiens! saucisse! – Je tire, et le voilà qui s’affaisse sur sa chaise. Les autres poussent des cris.

Je remis mon pistolet dans ma poche, et en rentrant à la forteresse, je le jetai dans les orties près de la grande porte.

J’arrive à la caserne, je m’allonge sur ma couchette et je me dis: «- On va me pincer tout de suite!» Une heure se passe, une autre encore – on ne m’arrête pas. Vers le soir, je fus pris d’un tel chagrin que je sortis; je voulais à tout prix voir Louisa. Je passai devant la maison de l’horloger. Il y avait là un tas de monde, la police… Je courus chez la vieille commère, je lui dis: «- Va appeler Louisa!» Je n’attendis qu’un instant, elle accourut aussitôt, se jeta à mon cou en pleurant. – «C’est ma faute, me dit-elle, j’ai écouté ma tante.» Elle me raconta que sa tante, tout de suite après cette scène, était rentrée à la maison; elle avait eu tellement peur qu’elle en était malade et n’avait pas soufflé mot. La vieille n’avait dénoncé personne, au contraire, elle avait même ordonné à sa nièce de se taire parce qu’elle avait peur: «Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. – Personne ne nous a vus depuis», me dit Louisa. L’horloger avait renvoyé sa servante, car il la craignait comme le feu; elle lui aurait sauté aux yeux, si elle avait su qu’il voulait se marier. Il n’y avait aucun ouvrier à la maison, il les avait tous éloignés. Il avait préparé lui-même le café et la collation. Quant au parent, comme il s’était tu toute sa vie, il avait pris son chapeau sans ouvrir la bouche, et s’en était allé le premier. – «Pour sûr il se taira», ajouta Louisa. C’est ce qui arriva. Pendant deux semaines, personne ne m’arrêta, on ne me soupçonnait pas le moins du monde. Ne le croyez pas si vous voulez, Alexandre Pétrovitch, mais ces deux semaines ont été tout le bonheur de ma vie. Je voyais Louisa chaque jour. Et comme elle s’était attachée à moi! Elle me disait en pleurant: «Si l’on t’exile, j’irai avec toi, je quitterai tout pour te suivre.» Je pensais déjà à en finir avec ma vie, tant elle m’avait apitoyé. Mais au bout des deux semaines, on m’arrêta. Le vieux et la tante s’étaient entendus pour me dénoncer.

– Mais, interrompis-je, Baklouchine, attendez! – pour cela, on ne pouvait vous infliger que dix à douze ans de travaux, le maximum de la peine, et encore dans la section civile; pourtant, vous êtes dans la «section particulière». Comment cela se fait-il?

– C’est une autre affaire, dit Baklouchine. Quand on me conduisit devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteur commença à m’insulter devant le tribunal, à me dire des gros mots. Je n’y tins pas, je lui criai: «Pourquoi m’injuries-tu? Ne vois-tu pas, canaille, que tu te regardes dans un miroir?» Cela m’a fait une nouvelle affaire, on m’a remis en jugement, et pour les deux choses j’ai été condamné à quatre mille coups de verges et à la «section particulière». Quand on me fit sortir pour subir ma punition dans la rue verte, on emmena le capitaine: il avait été cassé de son grade et envoyé au Caucase en qualité de simple soldat. – Au revoir, Alexandre Pétrovitch. Ne manquez pas de venir voir notre représentation.

X – LA FÊTE DE NOËL.

Les fêtes approchaient enfin. La veille du grand jour, les forçats n’allèrent presque pas au travail. Ceux qui travaillaient dans les ateliers de couture et autres s’y rendirent comme à l’ordinaire, les derniers s’en furent à la démonte, mais ils revinrent presque immédiatement à la maison de force, un à un ou par bandes; après le dîner, personne ne travailla. Depuis le matin la majeure partie des forçats n’étaient occupés que de leurs propres affaires et non de celles de l’administration: les uns s’arrangeaient pour faire venir de l’eau-de-vie ou en commandaient encore, tandis que les autres demandaient la permission de voir leurs compères et leurs commères, ou rassemblaient les petites sommes qu’on leur devait pour du travail exécuté auparavant. Baklouchine et les forçats qui prenaient part au spectacle cherchaient à décider quelques-unes de leurs connaissances, presque tous brosseurs d’officiers, à leur confier les costumes qui leur étaient nécessaires.

Les uns allaient et venaient d’un air affairé, uniquement parce que d’autres étaient pressés et affairés; ils n’avaient aucun argent à recevoir, et pourtant ils paraissaient attendre un payement; en un mot, tout le monde était dans l’expectative d’un changement, de quelque événement extraordinaire. Vers le soir, les invalides qui faisaient les commissions des forçats apportèrent toutes sortes de victuailles: de la viande, des cochons de lait, des oies. Beaucoup de détenus, même les plus simples et les plus économes, qui toute l’année entassaient leurs kopeks, croyaient de leur devoir de faire de la dépense ce jour-là et de célébrer dignement le réveillon. Le lendemain était pour les forçats une vraie fête, à laquelle ils avaient droit, une fête reconnue par la loi. Les détenus ne pouvaient être envoyés au travail ce jour-là: il n’y avait que trois jours semblables dans toute l’année.

Enfin, qui sait combien de souvenirs devaient tourbillonner dans les âmes de ces réprouvés à l’approche d’une pareille solennité? Dès l’enfance, le petit peuple garde vivement la mémoire des grandes fêtes. Ils devaient se rappeler avec angoisse et tourment ces jours où l’on se repose des pénibles travaux au sein de la famille. Le respect des forçats pour ce jour-là avait quelque chose d’imposant; les riboteurs étaient peu nombreux, presque tout le monde était sérieux et pour ainsi dire occupé, bien qu’ils n’eussent rien à faire pour la plupart. Même ceux qui se permettaient de faire bamboche conservaient un air grave… Le rire semblait interdit. Une sorte de susceptibilité intolérante régnait dans tout le bagne, et si quelqu’un contrevenait au repos général, même involontairement, on le remettait bien vite à sa place, en criant et en jurant; on se fâchait, comme s’il eût manqué de respect à la fête elle-même. Cette disposition des forçats était remarquable et même touchante. Outre la vénération innée qu’ils ont pour ce grand jour, ils pressentent qu’en observant cette fête, ils sont en communion avec le reste du monde, qu’ils ne sont plus tout à fait des réprouvés, perdus et rejetés par la société, puisqu’à la maison de force on célèbre cette réjouissance comme au dehors. Ils sentaient tout cela, je l’ai vu et compris moi-même.

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