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– Il ment! déclare Boulkine plus résolument encore…

– Alors, quand je suis arrivé, au bout de quelques jours, j’ai envoyé une pleurrade (lettre) à ma parenté pour qu’ils m’expédient de l’argent. Parce qu’on disait que j’avais agi contre la volonté de mes parents, j’étais irrespectueux. Voilà tantôt sept ans que je l’ai envoyée, ma lettre!

– Et pas de réponse? demandai-je en souriant.

– Eh non! fit-il en riant lui aussi et en approchant toujours plus son nez de mon visage. – J’ai ici une amoureuse, Alexandre Pétrovitch!…

– Vous? une amoureuse?

– Onuphrief disait, il n’y a pas longtemps: La mienne est grêlée, laide tant que tu voudras, mais elle a beaucoup de robes; tandis que la tienne est jolie, mais c’est une mendiante, elle porte la besace.

– Est-ce vrai?

– Parbleu! elle est mendiante! dit-il. Il pouffait de rire sans bruit, tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet, qu’il était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en tout dix kopeks chaque six mois,

– Eh bien! que me voulez-vous? lui demandai-je, car je désirais m’en débarrasser,

Il se tut, me regarda en faisant la bouche en cœur, et me dit tendrement:

– Ne m’octroierez-vous pas pour cette cause de quoi boire un demi-litre? Je n’ai bu que du thé aujourd’hui de toute la journée, ajouta-t-il d’un ton gracieux, en prenant l’argent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tracasse tellement que j’en deviendrai asthmatique; j’ai le ventre qui me grouille… comme une bouteille d’eau!

Comme il prenait l’argent que je lui tendis, le désespoir moral de Boulkine ne connut plus de limites; il gesticulait comme un possédé.

– Braves gens! cria-t-il à toute la caserne ahurie, le voyez-vous? Il ment! Tout ce qu’il dit, tout, tout est mensonge.

– Qu’est-ce que ça peut te faire? lui crièrent les forçats qui s’étonnaient de son emportement, tu es absurde!

– Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine en roulant ses yeux et en frappant du poing de toutes ses forces sur les planches, je ne veux pas qu’il mente!

Tout le monde rit. Varlamof me salue après avoir pris l’argent, et se hâte, en faisant des grimaces, d’aller chez le cabaretier. Il remarqua seulement alors Boulkine.

– Allons! lui dit-il en s’arrêtant sur le seuil de la caserne, comme si ce dernier lui était indispensable pour l’exécution d’un projet.

– Pommeau! ajouta-t-il avec mépris en faisant passer Boulkine devant lui; il recommença à tourmenter les cordes de sa balalaïka.

À quoi bon décrire cet étourdissement! Ce jour suffocant s’achève enfin. Les forçats s’endorment lourdement sur leurs lits de camp. Ils parlent et délirent pendant leur sommeil encore plus que les autres nuits. Par-ci par-là on joue encore aux cartes. La fête, si impatiemment et si longuement attendue, est écoulée. Et demain, de nouveau le labeur quotidien, de nouveau aux travaux forcés…

XI – LA REPRÉSENTATION.

Le soir du troisième jour des fêtes eut lieu la première représentation de notre théâtre. Les tracas n’avaient pas manqué pour l’organiser, mais les acteurs en avaient pris sur eux tout le souci, aussi les autres forçats ne savaient-ils pas où en était le futur spectacle, ni ce qui se faisait. Nous ne savions pas même au juste ce que l’on représenterait. – Les acteurs, pendant ces trois jours, en allant au travail, s’ingéniaient à rassembler le plus de costumes possible. Chaque fois que je rencontrais Baklouchine, il faisait craquer ses doigts de satisfaction, mais ne me communiquait rien. Je crois que le major était de bonne humeur. Nous ignorions du reste entièrement s’il avait eu veut du spectacle, s’il l’avait autorisé ou s’il avait résolu de se taire et de fermer les yeux sur les fantaisies des forçats, après s’être assuré que tout se passerait le plus convenablement possible. Je crois qu’il avait entendu parler de la représentation, mais qu’il ne voulait pas s’en mêler, parce qu’il comprenait que tout irait peut-être de travers, s’il l’interdisait; les soldats feraient les mutins ou s’enivreraient, il valait donc bien mieux qu’ils s’occupassent de quelque chose. Je prête ce raisonnement au major, uniquement parce que c’est le plus naturel. On peut même dire que si les forçats n’avaient pas eu de théâtre pendant les fêtes ou quelque chose dans ce genre, il aurait fallu que l’administration organisât une distraction quelconque. Mais comme notre major se distinguait par des idées directement opposées à celles du reste du genre humain, on conçoit que je prends sur moi une grande responsabilité en affirmant qu’il avait eu connaissance de notre projet et qu’il l’autorisait. Un homme comme lui devait toujours écraser, étouffer quelqu’un, enlever quelque chose, priver d’un droit, en un mot mettre partout de l’ordre. Sous ce rapport il était connu de toute la ville. Il lui était parfaitement égal que ces vexations causassent des rébellions. Pour ces délits on avait des punitions (il y a des gens qui raisonnent comme notre major); avec ces coquins de forçats on ne devait employer qu’une sévérité impitoyable et s’en tenir à l’application absolue de la loi – et voilà tout. Ces incapables exécuteurs de la loi ne comprennent nullement qu’appliquer la loi sans en comprendre l’esprit, mène tout droit aux désordres. – «La loi le dit, que voulez-vous de plus?» Ils s’étonnent même sincèrement qu’on exige d’eux, outre l’exécution de la loi, du bon sens et une tête saine. La dernière condition surtout leur parait superflue, elle est pour eux d’un luxe révoltant, cela leur semble une vexation, de l’intolérance.

Quoi qu’il en soit, le sergent-major ne s’opposa pas à l’organisation du spectacle, et c’est tout ce qu’il fallait aux forçats. Je puis dire en toute vérité que si pendant toutes les fêtes il ne se produisit aucun désordre grave dans la maison, ni querelles sanglantes, ni vol, il faut l’attribuer à l’autorisation qu’avaient reçue les forçats d’organiser leur représentation. J’ai vu de mes yeux comment ils faisaient disparaître ceux de leurs camarades qui avaient trop bu, comme ils empêchaient les rixes, sous prétexte qu’on défendrait le théâtre. Le sous-officier demanda aux détenus leur parole d’honneur qu’ils se conduiraient bien et que tout se passerait tranquillement. Ceux-ci y consentirent avec joie et tinrent religieusement leur promesse: cela les flattait fort qu’on crût en leur parole d’honneur. Ajoutons que cette représentation ne coûtait rien, absolument rien à l’administration; elle n’avait pas de dépenses à faire. Les places n’avaient pas été marquées à l’avance, car le théâtre se montait et se démontait en moins d’un quart d’heure. Le spectacle devait durer une heure et demie et dans le cas où l’ordre de cesser la représentation serait arrivé à l’improviste, les décorations auraient disparu en un clin d’œil. Les costumes étaient cachés dans les coffres des forçats. Avant tout je dirai comment notre théâtre était construit, quels étaient les costumes, et je parlerai de l’affiche, c’est à dire des pièces que l’on se proposait de jouer.

À vrai dire, il n’y avait pas d’affiche écrite, on n’en fit que pour la seconde et la troisième représentation. Baklouchine la composa pour MM. Les officiers et autres nobles visiteurs qui daignaient honorer le spectacle de leur présence, à savoir: l’officier de garde qui vint une fois, puis l’officier de service préposé aux gardes, enfin un officier du génie; c’est en l’honneur de ces nobles visiteurs que l’affiche fut écrite.

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